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Quand elle rentrerait chez elle, le chagrin aurait perdu de son intensité. Elle pourrait passer l'aspirateur, lire un journal, manger une omelette, sans penser forcément à elle. Le souvenir de sa fille s'enroulerait peu à peu dans sa mémoire à la façon d'un papyrus, et elle ne serait pas obligee de l’avoir à tout moment à l'esprit comme une obsession. Elle reviendrait à ses anciennes habitudes de vieille femme active toujours à l'affût d'une jupe en solde ou d'un coupon de toile rayée dont elle ne recouvrirait jamais rien.

Elle perdrait la vue et l'ouïe à la suite d'un accident de la circulation. Elle passerait plusieurs mois dans un institut où on lui apprendrait à s'exprimer avec des gestes comme avec des phonèmes. Quand elle rentrerait à son domicile, elle serait gardée par une infirmière. Son gosier produirait une sorte de chant d'allégresse désagréable à l’oreille. On aurait tendance à lui faire des piqûres pour ne plus l'entendre. On l'attacherait à son lit afin qu’elle ne rôde pas d'une pièce à l'autre, renversant les meubles et enfonçant sa tête dans les carreaux des fenêtres.

Il lui resterait assez de conscience pour s'apercevoir qu'elle n'était pas encore motre, et que tout son cerveau lui appartenait encore. Elle regretterait de s'en être si peu servi au cours de son existence, d'avoir privilégié l'extérieur ainsi que les êtres qui le peuplaient. Elle regretterait tout ce temps gâché en conversations, marques d'affection, et d'une façon générale tout cet amour distribué autour d'elle comme un dû. Elle aurait voulu n'être qu'une tête oubliée sous une grosse pierre, crustacé nourri par les pluies ou le ruissellement d'une rivière. Elle regretterait d'être toujours reliée à ce corps, elle en serait embarrassée tout autant que du lit. Elle exécuterait des petits sauts pour essayer de se libérer de ces deux fardeaux. On lui ferait des injections de plus en plus rapprochées, et elle se calmerait. Un an et demi après son accident, durant une matinée d'hiver ensoleillée, elle bénéficierait d'un décès sans angoisse.

Son enterrement serait l'occasion pour les deux amies d'enfance qui lui resteraient de critiquer les manières brusques des fossoyeurs et d'aller déjeuner ensuite dans un restaurant espagnol. Six mois plus tard, elles seraient mortes toutes les deux. La première, seulement trois semaines après les obsèques, d'une attaque cérébrale. L'autre gagnerait un voyage à un concours et serait dévorée par un fauve pour avoir voulu l'observer de trop près. Sa dépouille resterait tout entière dans les entrailles de l'animal. Ses enfants auraient quand même l'intention de faire graver son nom sur le marbre de leur caveau. Mais ils négligeraient ce détail pendant des années, puis ils atteindraient les uns après les autres la butée de leur existence.

Un arrière-petit-fils vendrait le caveau pour faire construire une piscine dans le jardin de son pavillon. Il mourrait trente ans plus tard. Sa fille unique refuserait de s'occuper de ses obsèques. Elle avalerait plutôt des médicaments, de l'alcool et du mercurochrome. Elle aurait depuis trois ans une relation amoureuse avec un élève ingénieur, sa mort le dispenserait de rompre comme il en aurait eu l'intention depuis quelque temps. Il épouserait une fille moins écervelée. Vingt-huit mois après, une atteinte virale l'emporterait. Pour surmonter son chagrin sa veuve travaillerait à corps perdu toute sa vie durant, et elle aurait les larmes aux yeux le jour de son départ à la retraite.

– Et si je les coupais?

– D'accord.

Elle aurait voulu qu'il lui rase le crâne, afin de sentir l'air frais sur sa peau comme sur un pied nu.

– J'enlève un peu d'épaisseur.

– Si vous voulez.

Maintenant, elle se sentait indifférente à ce qui était en train de se dérouler. Elle était entrée ici pour fuir le boulevard, elle se demandait s'il existait un autre lieu dans les parages où elle puisse se réfugier. Elle n'aimait pas voir son visage dans le miroir, avec ce type dans son dos qui levait ses cheveux en l'air. Elle ouvrait grand la bouche, elle se montrait les dents, elle avait l'air d'une affreuse petite jument assise dans un fauteuil pour les besoins d'un conte de fées.

Elle aurait dû profiter de cette présence. Dire d'abord une phrase au hasard, puis essayer de développer une conversation. Il avait sûrement des idées sur les cheveux, et il était peut-être passionné par la lecture des magazines qu'il proposait à sa clientèle. Elle pouvait entamer un dialogue, il lui confesserait son penchant pour les huîtres, les objets en pâte de verre, les décalages horaires qui lui donnaient l'impression de saisir la réalité avec des yeux nouveaux.

Il n'établissait pas de différence fondamentale entre les êtres et les objets manufacturés assez évolués pour produire du froid, de l'information ou de l'image. Une panne l'affligeait souvent davantage que la maladie d'un ami, ou une petite blessure sur son propre corps. Et si un appareil presque neuf s'avérait irréparable, il éprouvait un sentiment de mort qui ne s'atténuait qu'après un long travail de deuil.

Souvent, il confondait les têtes de ses clientes avec celles des personnages aux traits brouillés de ses rêves nocturnes, et certains jours il les percevait comme de simples chevelures avec une zone de calvitie à l'endroit du visage. Le nez, les yeux, étaient comme des loupes disparates aux formes bizarres. Il lui arrivait de se regarder devant une glace en murmurant je suis fou, et d'en éprouver une certaine fierté qui ourlait sa bouche d'un petit sourire qui ne se refermait pas de la journée.

Dissimulé dans le vestiaire, à treize heures il mangeait un sandwich. Il retournait à ses coupes et à ses teintures avec encore un morceau de pain à moitié mâché dans la bouche. Il tirait vanité de pouvoir travailler du matin au soir sans s'interrompre, tel un de ces engins sophistiqués qu'il admirait tant. Les cheveux ne le lassaient jamais, il parvenait à les dissocier les uns des autres comme des êtres vivants. Il dressait ces petits animaux fins et paresseux, faisant cliqueter ses ciseaux comme pour imiter le bruit d'un fouet. Puis il était bien obligé d'admettre qu'il était simplement entouré de phanères issus de bulbes plantés dans la peau d'humaines pourvues de glandes, de poumons, et d'un organe qui leur donnait conscience d'être là. Cet état des lieux lui donnait mal au cœur, il était obligé de respirer un mouchoir imbibé d'eau de Cologne ou d'aller faire quelques pas dehors.

Il aurait voulu fermer boutique, partir avec ses économies, voyageant sans but, dormant dans des hôtels de plus en plus minables à mesure que ses ressources diminueraient. Puis, il dormirait dans les gares, éprouvant un certain plaisir à vivre la première aventure de son existence. Il rencontrerait une jeune fille en vadrouille, il aurait un enfant d'elle. Il trouverait un emploi précaire, il vivrait avec sa nouvelle famille dans deux chambres en enfilade. Sa compagne lui reprocherait parfois de manquer d'ambition, il ne lui répondrait pas. La médiocrité matérielle de son sort lui conviendrait, il aurait enfin trouvé le bonheur.

Il lui a dit qu'il revenait tout de suite, et il est allé s'occuper d'une autre cliente. Elle n'était pas pressée, elle pouvait passer le reste de la journée ici. Elle lui demanderait une permanente, une coloration. Il lui proposerait un châtain clair, elle lui réclamerait une couleur acidulée, et si elle en avait assez au bout d'une semaine il n'aurait qu'à la teindre en noir corbeau. Il ne lui plaisait pas, mais il pouvait quand même l'inviter à dîner après la fermeture. Elle se contenterait d'un plat unique, ensuite il l'emmènerait où il voudrait. Elle se plierait à toutes ses fantaisies à condition qu'il ne l'abandonne pas une fois satisfait en lui glissant à l'oreille une grossièreté.

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