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Elle avançait, elle regardait parfois un détail dans le paysage. Les femmes se détachaient plus souvent du décor, elle voyait leurs grands yeux charbonneux ou clairs et brillants avec des paupières paresseuses qui ne battaient jamais. Elle aurait voulu avoir le même regard, au lieu des banals organes visuels qu'elle traînait depuis sa naissance.

Certaines s'arrêtaient soudain de marcher pour fouiller leurs poches ou consulter un plan de la ville. Beaucoup avaient dû arriver le matin tôt pour une simple visite, elles rentreraient le soir. Il y en avait aussi qui semblaient autochtones, elles entraient et sortaient des immeubles sans la moindre hésitation.

L'environnement devenait de plus en plus compact. Elle se sentait engloutie, aspirée. Il lui semblait qu'on pouvait se noyer sans une goutte d'eau, disparaître simplement dans un peu de cohue. Elle aurait voulu se laisser tomber sur le sol pour le plaisir d'être piétinée, d'avoir le bassin fracturé, les côtes brisées, et de périr d'un coup de talon dans l'os pariétal.

Elle a tenté de regarder loin au-dessus des têtes. Elle se demandait si tout le monde se dirigeait vers le même point, à part quelques réfractaires qui obliquaient par les rues transversales. L'inauguration d'un grand magasin absorbait peut-être la foule, si elle se laissait emporter elle passerait le reste de la journée à se faire propulser d'un rayon à l'autre. Elle n'en ressortirait qu'à la nuit, avec le dégoût éternel des tissus et des cosmétiques.

Mais la foule est devenue moins dense, et les commerces plus espacés. Elle a vu l'enseigne d'un salon de coiffure. Elle est entrée, un homme lui a demandé si elle souhaitait une couleur ou une coupe.

– Un shampooing.

– Vous pouvez patienter cinq minutes?

On lui a donné des magazines qu'elle a feuilletés avec le sentiment merveilleux de se distraire, de passer le temps, d'oublier que chaque minute est dure à avaler comme du gravier. Elle aimait les publicités pour les parfums, et les filles dans des robes étroites comme des goulots. Elle attrapait des phrases au hasard des articles, elle se les répétait plusieurs fois avant de comprendre ce qu'elles voulaient dire. Mais elle n'en trouvait aucune de semblable au ressassement infini qui clapotait en elle, et elle se sentait un peu plus en retrait de tout le reste.

Elle aurait voulu qu'un homme l'emporte loin, dans une nouvelle vie où l'angoisse serait morte, sèche, inoffensive comme de la poussière en haut d'une armoire. Leurs enfants pousseraient harmonieusement, à l'instar des plantes fleuries disséminées sur la terrasse. À chacun de leurs anniversaires, ils auraient l'habitude de se filmer les uns les autres et de se regarder ensuite sur l'écran. Le lendemain d'une pareille séance l'aîné ferait une fugue, il reviendrait six mois plus tard, ayant gâché une année scolaire. La semaine suivante, son mari aurait un accident mortel au volant de sa voiture. En l'espace de trois mois elle perdrait ses enfants l'un après l'autre, par empoisonnement domestique, noyade et agression.

Durant sa première année de deuil, elle s'enfermerait afin de visionner les images des jours heureux. Puis, elle se trouverait trop jeune pour partager le mausolée de son ancienne famille, et par le biais d'une annonce elle se remarierait. Elle aurait des jumeaux qui à l'âge de quatre ans, perchés sur le même tandem, s'égareraient sur une route à grande circulation et se feraient happer par un poids lourd. Elle pleurerait ses enfants, mais elle serait déjà enceinte d'une petite fille. Son mari ne la verrait pas naître, il aurait un malaise fatal dans un gymnase où il s'agiterait avec trop de fougue pour son organisme mal entraîné. Elle épouserait le directeur de la maternité où elle accoucherait deux mois plus tard. Elle aurait avec lui deux autres fillettes. Cinq ans après, un matin où toute la famille serait réunie dans un avion pour partir en vacances, déprimé, le pilote enfoncerait l'appareil dans la mer.

Elle serait l'unique rescapée. Pendant quelques jours, la compagnie la logerait dans un grand hôtel. Elle y croiserait un homme qui essaierait d'entrer en conversation avec elle malgré son accablement. Ils vivraient ensemble dès le mois suivant. Un soir, il rentrerait fatigué et elle lui trouverait mauvaise mine. Il refuserait de dîner, mais une fois couché il aurait envie d'elle et succomberait dans ses bras. Elle se sentirait marquée par le malheur, elle regretterait de n'être pas décédée à la place de tous ces gens qu'elle avait côtoyés de si près. Elle s'imaginerait la mort comme un orifice qui vous excrétait dans le néant.

Chaque soir, elle mangerait seule dans sa cuisine. Elle verrait tous ses anciens maris grimper aux murs, ainsi que les enfants qu'elle avait perdus. Ils auraient la taille d'une souris, leurs pattes vibratiles colleraient à la paroi. Ils se déplaceraient à grande vitesse, atteindraient le plafond, et retomberaient sur elle en pluie, la recouvrant comme une perruque. Elle se persuaderait de l'imbécillité de ses perceptions, elle se dirait je suis seule, il ne se passe rien. Mais l'averse continuerait, et elle devrait quitter la pièce.

Parfois, le phénomène se reproduirait au salon ou dans la salle de bains. Ses défunts lui feraient horreur, et pour leur échapper elle se réfugierait sur le balcon malgré l'hiver. Un soir, elle comprendrait que le seul remède à sa démence était radical et cruel. Elle sauterait.

Le coiffeur étirait la chevelure grise et bleue d'une cliente qui se plaignait de ne plus rien avoir sur le caillou. Par la vitrine elle voyait la rue, elle ne savait pas si elle supporterait cette marche forcée jusqu'au soir et si elle ne rentrerait pas plutôt dormir. Elle se réveillerait dans la soirée, face à la nuit à peine entamée, avec le lendemain déjà visible à l'horizon, et le reste du cours du temps comme un paysage infini.

Elle enviait la vieille femme aux cheveux rares dont l'avenir ne représentait plus qu'un jardinet dont la surface rétrécissait de plus en plus vite. Le coiffeur l'a massée avec une lotion, puis il lui a mis un bonnet en plastique transparent et il lui a dit qu'il fallait attendre une dizaine de minutes afin que tous les composants aient pénétré le cuir chevelu. Puis il s'est occupé d'une autre cliente, et d'une autre encore en lui faisant parfois un signe quand il la voyait s'impatienter.

Il est revenu à la vieille femme, il lui a séché les cheveux. Quand elle est sortie du salon de coiffure, elle avait encore moins d'existence devant elle que lorsqu'elle y était entrée une heure et demie plus tôt. Elle allait peut-être vivre dix-huit mois de plus, le temps de manger cinq cents yaourts, trois mille biscottes, et d'user sept brosses à dents. Elle mourrait un matin en s'étouffant avec du pain beurré, mais elle aurait succombé de toute façon six semaines plus tard d'une crise d'urémie. Personne ne voudrait adopter son chat noir trop pelé. Il serait euthanasié par un vétérinaire aux gestes doux.

– Vous me suivez?

L'homme l'a entraînée vers les bacs, il lui a fait un shampooing. Il lui a frotté les cheveux avec une serviette, elle est allée s'asseoir sur un fauteuil. Elle s'est dit qu'en sortant elle serait victime d'une balle perdue. Depuis le matin, un adolescent caché dans une chambre sous les toits s'amusait sans doute à tirer dans les roues des voitures, cette fois le projectile rebondirait sur une jante et finirait sa course dans sa poitrine.

Sa mère se souviendrait tout le reste de sa vie de la soif qui l'avait saisie en sortant du cimetière. Elle prendrait plusieurs consommations au comptoir d'un petit troquet sombre, et elle irait aux toilettes les vomir. Par peur de la solitude, elle vivrait chez une parente durant trois jours, l'aidant à coudre des housses pour sa belle-fille. Elles parleraient beaucoup du deuil, de la tristesse de porter en terre un être cher.

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