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Elles ont accouché d'une fille, puis d'une autre. Elles élevaient leur marmaille sans plaisir, rêvant d'une époque où les maladies l'exterminaient volontiers en bas âge. Un hiver, tandis que tout le monde se trouvait entassé dans la voiture familiale, elles ont été fascinées par les petites routes glissantes, escarpées, qui menaient à la station de ski. Voluptueux comme une caresse interlope, un bon désir de mourir les a saisies. Souriant, leur mari conduisait d'une main molle. Elles se sont emparées du volant et lui ont fait accomplir un quart de tour en direction du précipice. Mari et gamins hurlaient pendant la chute, alors qu'elles riaient comme si cet accident les vengeait de toute une vie de servitude.

Elles avaient peut-être un fils unique déjà adulte. Elles vivaient seules entourées de vieux magazines et de plantes artificielles qui donnaient à leur appartement un air de décor. Depuis six mois elles n'avaient plus de travail. Chaque matin elles se levaient tôt pour essayer d'en retrouver. Mais on les jugeait trop âgées, comme si elles avaient dépassé leur date de péremption. À présent, elles pouvaient s'attendre à mourir un jour, mais aucune autre forme d'espérance ne leur était plus accessible. Pourtant elles persévéraient, descendant l'échelle sociale, n'ayant plus la moindre exigence. Elles ont fait des ménages chez un médecin, mais en définitive on a trouvé leur visage fatigué trop déprimant pour les malades. En sortant de chez lui, elles ont forcé la porte d'un chantier et se sont jetées du haut d'une grue.

Elles avaient peut-être deux filles qui s'étaient mariées il y a longtemps et dont elles ne recevaient jamais de nouvelles. Elles avaient peu de relations, elles aimaient rêvasser en regardant les lignes de leur main.

Aujourd'hui, en rentrant de leur bureau, elles avaleraient une par une les lames de rasoir oubliées sur une étagère par leur mari parti sept ans plus tôt avec une autre. Elles décéderaient.

Elles sont descendues quelques stations plus loin. Elle a essayé de les suivre du regard, mais la foule les a absorbées tout de suite. Elle a trouvé une place assise. À côté d'elle une jeune femme s'est mise à lui parler des problèmes scolaires de son fùs. Elle ne lui a pas répondu, elle a fait semblant de s'intéresser aux câbles qui parcouraient le tunnel et à ses doigts qui lui semblaient plus longs que d'habitude. La femme insistait.

– Il se sauve de l'école.

Elle lui disait qu'il déchirait ses livres, ses cahiers, et qu'il n'avait pas de père pour le secouer. Afin de se soustraire à son bavardage, elle est descendue à la station suivante.

Elle a monté un escalier en béton, puis elle a pris un escalator. Elle a débouché sur une place embouteillée, aux trottoirs étroits comme des sentiers. Tout autour il y avait des boulevards et des avenues coupés par des rues où elle aurait pu se promener en attendant que la journée aille de l'avant et que le soir vienne. Elle aurait observé les têtes, les jambes encombrées de pantalons et de jupes, les monuments, les bâtiments publics, elle se serait même intéressée à quelqu'un de déboussolé qui se croirait dans une autre ville. Elle se serait arrêtée dans un café, elle aurait dit au serveur qu'elle ne voulait pas consommer.

Elle aurait regardé la salle, ses yeux n'auraient rien capté qui la concerne. Elle se serait forcée à éprouver un certain plaisir dans la contemplation des verres alignés et brillants derrière le comptoir, et de la porte des toilettes dont la plaque de cuivre aurait des reflets dorés à la lumière des plafonniers. Elle regarderait aussi le carrelage, mais elle ne parviendrait pas à tirer une distraction de la mosaïque, ni de la poussière.

Elle quitterait le bar. Elle traverserait la rue en regardant fixement une voiture qui aurait l'air de vouloir l'écraser et qui s'y refuserait au dernier moment. Elle achèterait des mandarines, elle les mangerait en regardant la vitrine d'une boutique de mode. Elle entrerait à l'intérieur, elle se proposerait comme vendeuse. Une femme l'examinerait, puis elle lui diràit qu'elle n'avait besoin de personne ces temps-ci. En se voyant dans une glace d'essayage, elle prendrait conscience de son visage abîmé par la, nuit. Elle tapoterait ses joues pour se donner meilleure mine.

– Je peux passer chez moi m'arranger.

– Non, je vous assure.

De toute façon, elle n'avait pas envie de travailler. Elle préférait encore marcher sans fin, cette forme nonchalante de suicide lui convenait. Elle arpenterait les rues jusqu'à midi, elle mangerait debout au comptoir d'une cahute à frites. Un homme voudrait payer à sa place, il habiterait à côté dans un immeuble qu'elle pourrait apercevoir en tournant la tête. Il lui proposerait de l'installer dans une chambre indépendante, elle assurerait simplement quelques heures de couture et de repassage. Si elle en éprouvait le désir elle pourrait coucher avec son fils, un garçon timide et cloué à son lit. Dans ce cas, il la dispenserait de toute autre activité et il la rétribuerait. Elle refuserait son offre, il lui renverserait du café sur ses vêtements.

Elle s'en irait, un rire nerveux donnerait à son visage humilié un petit air horrible de figure de carnaval. Elle s'approcherait d'un pont, l'eau serait lointaine, sale, elle charrierait des ordures. Elle aurait soudain assez d'orgueil pour penser qu'elle valait mieux qu'une poubelle, et elle se remettrait à marcher. Quand la fatigue l'obligerait à s'arrêter pour reprendre son souffle, un jeune homme l'aborderait. Après quelques minutes d'une conversation futile, il la convaincrait de monter chez lui. Sa chambre serait vétuste, vide, à part le lit et une petite bibliothèque aux rayonnages déserts. Ils auraient un rapport d'une vingtaine de minures.

Durant leur vie, ils auraient ensemble près de trente mille coïts au cours desquels ils trouveraient toujours une pensée ou une sensation qui les distrairaient de l'ennui généré par l'éternel roulis des corps. Même quand ils auraient cessé d'être jeunes, ils gémiraient encore sous leurs caresses et la pénétration la ferait mordre le drap comme une jeune fille.

L'année suivant leur rencontre, ils quitteraient son affreuse chambre pour un studio plus spacieux. Quand il aurait terminé ses études, il entrerait dans une entreprise où il réussirait à s'imposer. Seule toute la semaine, elle s'ennuierait. Pour s'occuper, elle se promènerait du matin au soir. Il rentrerait tard. En dînant, il lui raconterait les intrigues du bureau et elle lui montrerait ses pieds meurtris par la marche. Pour Noël il lui offrirait une voiture, elle l'accidenterait la semaine suivante et recommencerait à marcher.

Elle aurait tout juste quarante ans quand ils adopteraient le bébé de leur gardienne d'immeuble morte pendant l'accouchement. Elle se lasserait vite de manipuler ce corps dépourvu de poil, de plume, comme une volaille prête à enfourner. Malgré tout, ils dépenseraient sans compter pour son alimentation, ses vêtements, et plus tard pour ses études. Mais à l'adolescence, un jour de dispute, il giflerait son mari qu'elle retrouverait le lendemain mort dans son lit. Elle se débarrasserait tout de suite du gamin.

A quatre-vingt-cinq ans elle se baladerait encore dans les rues, et elle essaierait de se perdre par lassitude d'une existence qui lui semblerait de plus en plus lente et longue. Quand elle serait devenue impotente, elle fixerait le plafond de toutes ses forces pour voir le ciel à travers. Son cerveau ne percevrait que la peinture blanche et une lézarde à peine visible.

Elle aurait peur de ce plafond comme d'un spectre. Puis elle s'assoupirait. A son réveil elle réclamerait une promenade en ville. L'infirmière lui dirait tout à l'heure. Elle se rendormirait. On l'enterrerait deux jours plus tard. Quant à l'enfant adopté un temps par le couple, il deviendrait enseignant. A peine à la retraite, un jour de froid il mourrait d'une crise cardiaque en allant acheter des citrons pour soigner une grippe.

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