Dès que l'enfant a su parler, il a raconté les mauvais traitements qu'il subissait à chaque visite. La mère a porté plainte, mais faute de preuves elles n'ont jamais été sérieusement inquiétées. Quand elles ont dépassé la soixantaine, elles ont pris conscience qu'elles avaient raté leur vie. Un jour, une ancienne collègue leur a confié que pour sa part elle était lasse d'aller et venir dans l'existence sans jamais grappiller le moindre plaisir. Elle a accepté de se suicider en leur compagnie autour d'un pot au feu saturé d'un poison inodore, un peu salé, dont la saveur ne dénaturait en rien le goût de la viande et des légumes bouillis.
Elles avaient un mari qui vivait à longueur d'année dans un hôpital psychiatrique. Elles l'en sortaient un samedi sur deux afin que les enfants puissent le voir. Ils le regardaient effarés par ses yeux bizarres et son affreux menton prognathe de fou. Pendant le déjeuner, sa main tremblait en portant son verre à sa bouche. L'après-midi, il tripotait leurs jouets sans dire un mot. Elles le ramenaient à l'hôpital avant la nuit, il ne leur disait ni au revoir, ni merci. Un matin, trompant la vigilance des infirmiers, il a réussi à se précipiter du haut d'un escalier et à mourir.
Pas une larme n'a éclaboussé son décès. Au contraire, tout le monde s'est senti plus libre, les gamins se sont mis au judo, et pour mieux railler l'humeur sinistre du défunt elles ont pris des cours de comédie. Le soir, à la table du dîner, toute la famille souriait. On se moquait facilement des gens à l'air saumâtre qu'on avait croisés dans la rue, et on était persuadé que la plupart des amputés et des infirmes avaient depuis toujours désiré leur avatar. On riait d'une parente défigurée par un accident, d'un ami dans le coma, et de toutes ces connaissances dans l'embarras qui n'avaient pas su saisir au bon moment le doigt du bonheur. Malgré tout, en l'espace de cinq ans toute la famille est morte membre après membre. D'abord, sans raison apparente le plus jeune des enfants a tété le tuyau de la gazinière jusqu'au trépas. La joie a continué quand même à régner chez les survivants. Pourtant d'année en année, les gamins se sont donné la mort, qui par pendaison, qui en se jetant du haut d'un arbre lors d'une sortie à la campagne. Elles ont fini par se retrouver seules, elles sont mortes paisiblement après avoir avalé les remèdes que leur avait donnés un ami cardiaque.
Elles s'intéressaient davantage à leurs meubles, à l'impeccabilité des pièces qu'aux êtres qui s'y mouvaient et qui étaient des sources de dégradations possibles. Elles avaient avorté souvent afin d'éviter l'inconvénient des enfants qui souillent et brisent. Elles passaient leurs jours de congé à scruter leur logement, elles étaient heureuses de constater que les parois étaient toujours aussi blanches et si elles apercevaient une poussière sur le sol elles s'astreignaient à deux heures d'aspirateur ininterrompues.
Elles avaient eu des maris, mais elles les trouvaient trop salissants, avec eux le lit n'était jamais irréprochable, la table de la cuisine était marquée de ronds de verres, et quand ils mangeaient une pomme ils laissaient tomber des pépins sur le carrelage. Elles leur reprochaient aussi leur vocabulaire ordurier qui déposait sans doute une indélébile pellicule de crasse dans tout l'appartement. Elles n'aimaient pas non plus la forme de leurs organes génitaux, elles les auraient préférés plus géométriques et plus clairs.
Dès la trentaine elles avaient décidé de se passer d'hommes, l'impeccabilité de leur intérieur remplaçait à leurs yeux relations sexuelles et affection. Elles dormaient seules sur un drap tendu, repassé, vierge, pareil à un hymen démesuré, et leurs rêves étaient aseptisés comme des instruments de chirurgie.
Pourtant, le saphisme les avait tentées. Elles ont eu une expérience avec une locataire de leur immeuble. Avant les ébats, elles l'avaient enivrée, et elles n'ont eu entre les mains qu'une poupée de chiffons qui ne leur a donné aucune jouissance. Après son départ, plusieurs heures de ménage se sont avérées nécessaires pour remettre l'appartement en ordre. Elles se sont juré de ne plus jamais recevoir personne.
En rentrant de leur travail, elles étaient heureuses de contempler un petit carré de placard qu'elles n'avaient pas vu depuis longtemps, ou de compter les veines d'un pied de chaise rustique à la lumière d'une lampe. Souvent, elles se passaient de dîner, afin de ne pas tacher les brûleurs de la cuisinière qu'à la longue l'éponge usait.
Leur appartement était plus propre qu'elles, puisqu'il n'était soumis aux vicissitudes d'aucun organisme, et qu'on pouvait le désinfecter avec des produits qui auraient endommagé le corps humain. N'importe quel objet de leur salon aurait été en droit de les narguer s'il avait été doué d'intelligence. Elles avaient honte d'exister, il leur semblait qu'à travers vêtements et épiderme tout le monde voyait le répugnant trafic auquel se livraient leurs tubes digestifs.
Elles songeaient au suicide, après crémation elles ne seraient plus qu'un peu de cendre stérile. Elles ont rédigé leur testament, elles ont voulu le remettre elles-mêmes êntre les mains d'un notaire. Le temps était doux ce jour-là, et quand il les a introduites dans son bureau elles ont tout de suite remarqué que la fenêtre était grande ouverte sur la rue. Elles lui ont donné leur enveloppe, puis elles ont contourné sa table et elles se sont laissées tomber dans le vide.
Le notaire a été questionné au commissariat durant quatre-vingt-dix minutes. Pour se venger des tracas que leur conduite lui avait occasionnés, il a déchiré leurs dernières volontés. Au lieu d'être purifiés par le feu, leurs corps ont connu le cercueil, le pourrissement, abritant des vers et des insectes dont naguère elles n'auraient jamais supporté la présence, même dans un coin obscur de leur imaginaire.
Le célibataire qui a pris leur suite s'est saigné dans la baignoire au bout d'un mois. Un jeune couple avec un enfant a tenu plus de cinq ans avant de mourir confiné dans les toilettes, usant d'une cartouche de gaz de combat que leur avait procurée un parent militaire.
Une kyrielle de familles se sont succédé. Une année où le ciel était resté uniformément gris d'octobre à mars, les vingt-huit habitants de la maison ont attenté à leurs jours au fur et à mesure. Certains s'en sont sortis indemnes, d'autres avec des séquelles, et plus de la moitié sont morts. L'immeuble a été abattu comme un malfaiteur.
Elles n'étaient pas dans le métro, elles ne quitteraient pas leur domicile avant la fin de la matinée. Elles morigénaient leur fils de quatre ans qui venait de renverser son bol de lait. Elles auraient préféré vivre seules, travailler, discuter avec des collègues pendant les pauses et avoir de longues conversations au moment du déjeuner. Le soir, elles auraient joui du plaisir de ne rien faire ou de lire un peu avant de s'endormir. Le matin elles auraient écouté les nouvelles à la radio en pressant un pamplemousse, en faisant griller le pain de la veille, en mettant la cafetière en marche.
Après le petit-déjeuner, un long bain, une friction, et puis le choix méticuleux des habits de la journée. Des sous-vêtements de couleur vive, ou très pâles, presque blancs. Un chemisier, un pantalon, ou une jupe. Prendre le temps de faire des essayages devant la glace, partir sans se dépêcher, arriver juste à l'heure, et même un peu en avance, le temps d'un papotage avec cette fille que sa coiffure bizarre et son visage comme écrasé à coups de maillet font ressembler à un animal. Puis elles se seraient mises au travail, prêtes à abattre trente années de labeur continu et à supporter vingt-cinq ans de retraite plutôt que de rester chez elles avec cet enfant, et les deux suivants qui naîtraient à la queue leu leu.
Elles se seraient passées de progéniture supplémentaire, comme on saute un repas quand on a l'estomac barbouillé. Mais leur mari les fécondait, elles s'endormaient humides chaque nuit. Elles n'aimaient pas être enceintes, elles auraient voulu mourir pour occire en même temps ce qui gonflait dans leur matrice.