Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Je me suis perdue.

Il l'accompagnerait jusqu'à un ascenseur.

– Montez.

Il appuierait sur un bouton, il quitterait la cabine avant qu'elle démarre. L'ascension serait chaotique, assourdissante. Elle déboucherait devant un trottoir roulant à double sens. Les regards des gens se prolongeraient sans se croiser comme de longues perches, ou tomberaient sur le sol à la manière d'antennes lasses. Elle se joindrait à eux, progressant jusqu'à un escalier qui l'amènerait dehors. Elle tournerait en rond sur le trottoir, elle n'en pourrait plus de se trouver encore une fois enfermée au fond d'elle, scellée comme dans une perle.

Elle imaginait que d'autres s'échappaient, se promenaient, oubliant l'air confiné de la tête recuite, réduite à l'état de poing serré sur un souvenir ou un désir depuis longtemps inassouvible. Elle se disait que les gens dans les rues se rendaient visite de cerveau en cerveau comme on pousse la porte d'un parent le dimanche pour venir prendre le thé avec un sachet de gâteaux au bout du doigt. Il n'y avait aucune cloison étanche entre eux, ils se traversaient, leurs sentiments, leurs souvenirs étaient fluides et ils se connaissaient les uns les autres comme des amis de toujours. La ville était surmontée d'un nuage fait de toutes leurs pensées qui s'étaient enfuies, perdues, ou qui avaient sauté dans les airs et qu'une colonne d'air avait emportées.

Elle aurait voulu que son cerveau soit purgé à tout jamais de ses miasmes. Elle n'en pouvait plus d'être une crypte, avec ces gisants, ces momies, ces rats qui couraient entre les tombes avec la vélocité des globules. Elle réclamait un cerveau neuf, qui chaque jour se remplisse d'un contenu agréable et frais. Elle ne voulait plus de cet organe encalaminé, pareil à un vieux moteur qui a trop peiné dans les côtes. Elle exigeait qu'on l'en soulage petit à petit par interventions successives. Mais même après des années de travail, le chirurgien devrait le tailler encore comme une chevelure trop hirsute pour achever de la délivrer de cette pensée et de ces angoisses funestes.

Elle est montée dans la rame. Elle s'est trouvée comprimée entre deux femmes, elle percevait leur odeur de maquillage. Pour sa part, elle avait dû garder sur elle la senteur de l'appartement où elle avait passé la nuit. Elle avait envie de leur adresser la parole, de leur demander si elles avaient bien dormi, si le corps de leur mari était assez chaud. Tout à l'heure avant de quitter leur domicile, elles avaient dit aux enfants de se dépêcher, autrement ils seraient en retard à l'école, et bien qu'elles aient un peu d'avance elles avaient couru par habitude.

Elles avaient en mémoire quelques ponctions de la soirée de la veille, ainsi qu'une dispute, et un lé de papier peint qui se décollait dans la salle de bains. Ce soir en rentrant elles s'enfermeraient dans la chambre, refusant d'accomplir la moindre tâche ménagère. Quand leur mari les questionnerait à travers la porte, elles lui diraient je m'en vais. Elles quitteraient la maison avec une chemise de nuit dans un sac en papier. Elles s'assiéraient en face de la maison, sur une vieille chaise qu'on viendrait de mettre aux ordures. Elles remonteraient au bout d'un quart d'heure. Elles se plaindraient que la cuisine ne soit pas balayée.

– Et il y a des verres sales sur la table.

Leur mari leur dirait mais tu reviens déjà. Elles lui expliqueraient qu'elles avaient vraiment envie de s'en aller, de partir respirer un autre air avec des gens différents. Mais elles ne savaient pas par quel trou s'extraire, et puis elles ne connaissaient personne à part le couple d'amis qu'ils invitaient à déjeuner certains dimanches et qui leur ressemblait comme deux gouttes d'eau. Alors, elles allaient rester, elles continueraient à mener auprès de lui la même existence. Elles se contenteraient des petites satisfactions lamentables du quotidien, de la joie d'être au milieu des siens, ou de s'habiller de neuf de temps en temps. Mais elles n'éprouveraient jamais ce sentiment de liberté absolue qu'elles croyaient avoir vu parfois dans les yeux de certaines femmes.

– Qui?

Elles se tairaient. Leur mari se coucherait tôt pour prévenir une chamaillerie. Elles vivraient longtemps. Elles deviendraient veuves, déménageraient, changeraient leur robot de cuisine obsolète et bruyant contre un autre plus silencieux. Elles liraient, téléphoneraient, sentiraient chaque matin l'eau chaude de leur bain et caresseraient le robinet chromé du bout des orteils. Par ennui, un matin elles mangeraient le contenu de leur armoire à pharmacie. Elles ne s'en relèveraient pas.

Elles étaient peut-être contentes de leur sort, heureuses d'avoir un travail et une famille, même si ni l'un ni l'autre ne leur plaisaient. Elles dormaient la nuit dans des draps usés, mais elles avaient changé de magnétoscope l'an passé. Elles étaient satisfaites de la nourriture qu'elles préparaient avec les produits du grand supermarché de banlieue où elles se rendaient chaque week-end. Elles étaient chauffées par l'immeuble, il fallait même éteindre la plupart des radiateurs pour ne pas cuire. Il y avait un petit tapis dans l'entrée, et une grande natte au salon. Quand les enfants avaient de bonnes notes, on renouvelait leurs chaussures de sport.

Pendant les vacances on partait au bord de la mer, on se baignait matin et soir et on faisait des randonnées à vélo le reste du temps. À la rentrée, l'argent manquait, on n'achetait plus que des produits de première nécessité. Les parents étaient nerveux, ils se penchaient souvent à la fenêtre, et quand ils se retournaient ils enguirlandaient les gamins avec un peu de haine dans la voix. Ils regrettaient qu'ils ne soient pas déjà adultes réduits à gagner leur vie. Pour l'instant, ils ne connaissaient de l'existence que les salles de classe et la purée des cantines, ils ignoraient tout du monde du travail, avec ses humiliations et les ordres auxquels il faut obéir sous peine de licenciement. Ils n'avaient jamais connu la maladie, la douleur, l'ablation d'un organe, l'infirmité qui fait claudiquer comme un soûlographe. Ils étaient gais, ils n'avaient pas cette tristesse fondamentale de ceux qui ont enterré des parents, des amis, et dont la mémoire n'est plus qu'une sorte de petit cimetière portatif. Ils ne savaient rien non plus de ce sentiment rassurant d'appartenir à un groupe de relations perdu au milieu de la race humaine, qu'elle soit enfoncée dans les immeubles des villes, les maisons isolées, ou à l'état sauvage dans des cases, des trous percés dans la montagne, et sous les tentes nomades du désert.

Le mois de janvier était pénible, au manque d'argent s'ajoutaient l'humidité et le froid. Elles avaient les poumons pris par des germes résistants, elles se rendaient à leur travail enrobées d'écharpes et elles toussaient malgré les sirops. Elles se couchaient en rentrant, la maisonnée dévorait les provisions en quelques jours, puis se bornait à commander des pizzas par téléphone. Au printemps elles étaient guéries, chaque matin elles se pendaient même quelques secondes à une barre coincée dans le chambranle d'une porte. Puis l'été revenait, avec la joie de pouvoir à nouveau partir en vacances, et cette impression qu'elles n'en reviendraient jamais plus, que désormais toute leur vie serait un bain de soleil éternel. Le couperet de la rentrée les rappellerait à l'ordre, celui de la vieillesse trancherait les restes de leur vanité de femme. Elles se maquilleraient à outrance, traversant les longues années de leur retraite comme des guerriers au visage peinturluré. Elles tomberaient dans le cercueil avec un certain naturel, comme si depuis longtemps elles s'étaient entraînées à la mort.

Elles étaient célibataires, elles collectionnaient des ours en peluche, leur cousant des gilèts et des pantalons à longueur de soirées. Le dinpnche après-midi, elles gardaient le bébé de leur voisine. Elles s'amusaient à le déshabiller, à lui faire avaler de force des cuillerées de thé chaud. Elles lui disaient qu'il était sot, elles l'enfermaient dans un coffre à linge. Puis, elles séchaient ses pleurs et l'amusaient en faisant les marionnettes avec leurs mains chargées de bagues en métal doré. La mère retrouvait son gamin joyeux, hilare, et elle se réjouissait de l'intermède.

31
{"b":"100546","o":1}