Elle sauterait d'appartement en pied-à-terre, de maison bourgeoise en pavillon de banlieue. Elle connaîtrait à chaque fois des enfants nouveaux, des chiens aux museaux carrés ou en pomme de terre, des chats blancs ou noirs, des grand-mères enfoncées dans des fauteuils datant de leur mariage ou encore vaillantes dans leurs pantalons rouges à petits pois. Tous ces changements l'anesthésieraient, elle ne sentirait plus la piqûre de l'existence. Elle pourrait oublier la vie douloureuse d'autrefois, laisser passer le temps autour d'elle comme une brise. Elle n'aurait plus peur de l'avenir depuis qu'elle le verrait à longueur d'année derrière des fenêtres qui ne seraient pas les siennes. Rien ne lui appartiendrait plus, elle porterait les vêtements qui seraient pendus dans les placards des chambres où elle dormirait, elle mangerait la nourriture puisée dans les frigos. Elle ne retournerait plus jamais chez elle, et la croyant disparue sa mère en ferait son deuil.
Pendant plus de quarante ans elle réussirait à changer continuellement de lieu, on se la passerait comme un ballon sans oser refuser son séjour éclair entre ses murs. Elle ne serait pas encore trop âgée, elle rendrait des services, aidant même à ratisser les jardins en automne ou à repeindre un appentis défraîchi. Elle finirait sa vie chez un couple d'amis de relations lointaines qui l'aurait déjà reçue une dizaine d'années auparavant. En revenant le soir de leur travail, ils la trouveraient rigide sur le carreau de leur salle de bains. Ils se demanderaient avec amertume pourquoi son sautillement perpétuel l'avait amenée à venir chez eux justement le jour de son décès, plutôt que la veille ou l'année d'avant. Ils chercheraient dans sa valise des traces de sa famille, mais ils ne trouveraient rien. Ils auraient la charge de ses obsèques.
Elle est entrée dans la cuisine. Ils buvaient une tasse de café. Ils étaient ensommeillés, ils ont fait semblant de ne pas la remarquer tout de suite. Ils ont même tardé à braquer la tête dans sa direction quand elle leur a adressé la parole. Elle leur a dit je vous ai vus dormir, j'ai passé la nuit à tourner en rond comme une idiote.
– Maintenant je suis fatiguée.
Ils l'ont regardée, elle en a eu peur. Elle a quitté la pièce, elle est partie de chez eux. Le soleil éclairait la rue d'une lumière vive, les ombres étaient allongées sur le sol humide. Provenant des espaces verts une senteur végétale se mêlait à la fumée des voitures et à l'odeur des gens qui s'étaient lavés avec du gel au parfum d'agrume. De l'autre côté de la rue, des hommes en combinaison jaune remplissaient une benne à ordures. Elle a traversé, elle a regardé l'immeuble où elle avait passé la nuit. Elle a cherché les fenêtres de l'appartement. Elle n'oserait pas revenir ce soir.
Elle était obligée d'aller chez elle si elle voulait prendre une douche et se changer. Elle préparerait un sac de voyage, et dorénavant elle le garderait toujours avec elle. Elle aimait avoir ses affaires de toilette à portée de main, ainsi que du linge de rechange. Si personne ne consentait à l'héberger, elle dormirait dans une gare, ou dissimulée sous une banquette dans un bar de nuit. Elle pouvait même s'organiser une couchette dans l'ascenseur de son immeuble coincé entre deux étages, ou dormir devant sa porte entortillée dans une couverture.
Elle est montée dans un bus, elle s'est éloignée du centre. Elle a vu des maisons plus basses, grises ou construites en brique orangée. Elle est arrivée dans une zone où il n'y avait pas de magasins, ni de cafés, et personne sur les trottoirs à part un trio de petits enfants qui se disputaient un tricycle. Elle est descendue à l'arrêt suivant. Elle s'est dirigée vers eux. Elle leur a dit de cesser de se disputer et de pédaler plutôt chacun à son tour. Puis elle a pris l'un des gosses dans ses bras et elle est partie en courant. Il s'est mis à crier et à se débattre. Elle s'est enfoncée dans une ruelle qui sentait l'égout. Plusieurs personnes l'ont regardée passer sans essayer d'entraver sa course.
Elle était essoufflée, elle a ralenti, l'enfant s'est agité encore davantage. La ruelle devenait plus étroite, déserte, bordée de part et d'autre de murs aveugles avec parfois un carré de grille ou de grillage donnant sur un local obscur. Elle avait peur d'être accusée de rapt, ou d'être étranglée par ce gosse qui lui griffait le cou. Elle a fait demi-tour et elle s'est remise à courir. Elle est passée devant une femme avec un cabas à la main. Elle a essayé de lui confier l'enfant, mais il en avait peur. Elle lui a dit qu'il jouait tout à l'heure avec d'autres gosses et qu'elle n'avait qu'à le ramener là-bas. La femme demeurait droite avec son cabas qui pendait immobile au bout de son bras.
– Je vous le laisse.
Le gamin s'est assis par terre, il s'est mis à pleurer sans bruit. Elle est partie, accélérant l'allure au fur et à mesure qu'elle s'éloignait. Les enfants jouaient toujours au même endroit. Ils ne l'ont pas vue passer. Elle est montée aussitôt dans un bus.
Elle a traversé la ville, elle a change de ligne plusieurs fois, tergiversant de quartier en quartier sans parvenir à s'enivrer le moins du monde. Elle voyait les gens à travers la vitre, elle ne comprenait pas pourquoi ils ne rentraient pas chez eux s'éventrer. Chacun de leur pas était une petite chose lamentable qui ne les amènerait à rien, et qui le soir venu ferait d'eux des bêtes fourbues au cerveau plein de neurones gonflés d'eau. Ils n'avaient même pas conscience que ce bulbe qu'ils portaient sur le cou les contenait comme un bocal son poisson rouge, et qu'ils auraient mieux fait de le briser avec le marteau qui leur servait à bricoler leur affreux petit logement. Elle détestait ces vies longues et vides que les gens déroulent d'un siècle à l'autre avec l'arrogance des aqueducs. Elle aurait voulu crier aux passants de s'immobiliser, de regarder le ciel et de se demander si un temps magnifique pouvait suffire à justifier leur vie. À force de se chauffer au soleil, ils allaient finir par être tièdes et pourris comme des légumes oubliés dans des cageots à la fin du marché.
Elle a quitté le bus. Elle est entrée dans un magasin, elle s'est aperçue qu'on n'y vendait que du matériel d'optique. Puis, elle est descendue dans une bouche de métro. Elle n'aimait pas cette lumière, cet air, ces bruits stridents, et pourtant elle n'avait pas la force de regagner la surface. Elle n'aurait pas su où aller, elle serait montée dans un autre bus. Elle aurait subi le même ennui, avec ces minutes qui durent aussi longtemps que l'âge de pierre.
Elle regardait les petits phares ronds de la rame qui abordait le quai. De loin le chauffeur semblait avoir une bouche fine comme une blessure à l'arme blanche. Il ne lui plaisait pas, mais elle aurait voulu qu'il lui fasse une place dans la cabine. Elle se serait accroupie, personne ne l'aurait vue. Bien à l'abri, elle aurait échappé à la journée qui se préparait dans son dos comme un attentat. Une fois au dépôt, il l'aurait emmenée dans un vestiaire désaffecté et il l'aurait poussée sur un banc surmonté de patères en fer rouillé. Elle se serait rebiffée, elle aurait même hurlé. Mais au fond elle aurait été d'accord pour payer cette journée d'oubli son juste prix, et elle le laisserait prendre son dû. Ensuite, il s'en irait d'un pas chaloupé de pingouin. Comme elle lui crierait merci il serait pris de panique, il s'enfuirait dans les entrepôts noirs à peine éclairés par des néons en cage.
Elle utiliserait des mouchoirs en papier qu'elle aurait dans la poche de son manteau, mais elle se sentirait poisseuse malgré tout. Elle ne comprendrait plus pourquoi elle était montée dans la cabine avec lui, alors qu'elle aurait pu s'asseoir dans un wagon. Elle regretterait d'être descendue dans le métro, la journée se serait usée aussi bien à l'air libre.
Elle arrangerait ses vêtements. Elle partirait à la recherche d'une issue. Elle monterait un escalier métallique en colimaçon, elle traverserait un grand corridor. Elle croiserait plusieurs employés, l'un d'eux lui demanderait ce qu'elle ferait là: