Même en leur absence, ils devraient accepter qu'elle reste là. Elle s'assiérait dans un coin, les yeux fermés, ignorant les voix atténuées des voisins et le bruit des objets qu'ils laisseraient tomber sur le plancher. Son angoisse s'assoupirait comme un gosse qui tombe de sommeil. Pendant quelques heures, vivre deviendrait pour elle un plaisir.
Mais le soir ils la mettraient dehors en lui promettant une invitation à dîner pour le mois suivant. Elle marcherait de long en large devant leur immeuble, guettant la moindre de leur apparition aux fenêtres. À minuit, toutes les lumières s'éteindraient. Elle rentrerait se changer à son domicile, elle s'endormirait d'épuisement en travers du lit. Elle se réveillerait le lendemain à onze heures, en plein soleil. Elle se lèverait en sursaut comme si elle était en retard à un travail ou un rendez-vous. Elle sortirait de chez elle et par désœuvrement elle se laisserait aborder. L'homme l'inviterait à déjeuner, il voudrait l'amener chez lui sitôt les desserts ingérés. Elle s'en débarrasserait dans la foule.
Elle rentrerait chez elle deux jours après. Elle se verrait dans la glace. Il y aurait dans son regard comme un corps étranger. La folie la grignoterait en quelques semaines. Elle ne pourrait plus vivre seule, on la transporterait à l'hôpital où on lui donnerait un traitement qui l'apaiserait sa vie durant. Elle mourrait cinquante ans plus tard d'une mort douce dans le jardin fleuri d'un hospice.
Elle refusait de choisir une trajectoire à sa nuit. Elle restait là, elle attendait que quelqu'un vienne la chercher. Elle avait le droit de se laisser emporter, d'ignorer son avenir avec obstination. Elle se levait du fauteuil, elle convenait qu'il ne servirait à rien de s'approcher à nouveau de la fenêtre. Elle n'avait aucune envie de voir encore les voitures et la lucarne de l'immeuble d'en face. Elle regardait dans la pénombre les tableaux accrochés aux murs, elle entendait sonner cinq heures à une église. Elle pensait à la vieille femme du camion caritatif, elle regrettait que les contacts humains soient difficiles.
Elle pensait aux hommes qu'elle avait trop longtemps subis dans ses deux pièces étroites, et aux autres qui comme la vieille s'étaient échappés un moment après leur rencontre. Elle n'aimait pas tous ces départs incrustés en elle, ces êtres qui persistaient à s'enfuir, comme s'ils n'étaient pas partis tout entiers la première fois. Il lui semblait qu'à cet instant même une multitude de gens la quittait, mais elle ne pouvait pas les voir, comme s'ils avaient découpé le souvenir d'eux-mêmes au fond de sa mémoire qui n'était plus qu'une couverture percée de partout et tout juste bonne à faire briller les boules d'escalier.
Elle regrettait tous les instants de sa vie, n'importe quelle minute de son passé lui aurait semblé plus supportable que cette croisée des chemins en plein milieu de la nuit. Elle ne voulait pas s'en aller, et pas rester non plus. Elle aurait pu leur laisser le plaisir de découvrir au matin son cadavre aux veines tailladées avec la pointe d'un tire-bouchon.
Elle aurait dû changer d'humeur, et considérer chaque nouvelle journée comme un cadeau. Elle ressentirait une telle joie de vivre que le travail lui semblerait un bienfait. Elle aurait des relations avec le gérant de son entreprise, elle l'épouserait par peur du lendemain. Dès lors elle vivrait à nouveau dans l'oisiveté, refusant même par paresse de lui faire un enfant. En guise de bébé, ils organiseraient chaque mois une grande réception. Elle vivrait quarante-sept années d'un bonheur transparent comme l'air. Son mari la précéderait de cinq ans, et elle mourrait à son tour.
A la suite d'un cafouillage des journaux locaux, son avis de décès paraîtrait avec deux jours de retard. Ses obsèques
ne seraient suivies que par une machine qui tondrait du bout d'un bras articulé l'herbe des bas-côtés. Elle serait balayée en quelques semaines de la mémoire de tous ceux qui l'auraient connue. À la place, les gens se souviendraient de jumeaux accouchés récemment par une nièce, ou d'aliments festifs aperçus au rayon traiteur.
Sa maison serait détruite à la fin de l'année pour édifier un petit immeuble de bureaux. Par hasard une photo d'elle serait injectée dans les fondations où elle demeurerait intacte des milliers d'années durant. Le jour où un archéologue la découvrirait, il serait étonné par ce visage ridé, aux joues bronzées comme un bois ancien. Il l'exposerait avec d'autres découvertes. On la jugerait bizarre avec cette façon de découvrir toutes ses dents, ses yeux enfoncés dans les orbites, ce nez long comme une corne et l'impression qu'elle dégagerait d'appartenir à une autre race, une espèce différente perdue dans le temps, si bien qu'on aurait pu la chasser sans scrupule si on avait disposé de projectiles transperçant les siècles.
Elle regardait par la fenêtre. L'angoisse s'était apaisée soudain. Le spectacle immobile de la rue suffisait à son bonheur, elle n'avait pas besoin que le moindre événement s'y produise. Elle aimait les gens qui dormaient derrière les fenêtres, dans ces immeubles qui les protégeaient comme de grosses cavernes rectangulaires serrées l'une contre l'autre.
Elle a remarqué un poivrot qui se traînait en douceur comme une roue le long du mur d'en face. Elle lui a fait un signe de la main, il a continué à progresser. Elle l'a appelé et il s'est mis à courir en boitant.
Elle s'est penchée, quelqu'un ouvrait la portière d'une voiture, démarrait, et disparaissait en trombe. Puis, il ne se passait plus rien. Elle s'est retournée, elle a laissé tomber sa tête dans le vide. Elle ne voyait pas les étoiles, la nuit était une coque opaque. Elle s'est redressée, elle a vu un grand chien qui levait la patte, un autre plus petit tiré par une femme, et un homme seul vêtu d'un imperméable qui semblait se détacher de la façade comme un graffiti. Les gens apparaissaient de partout, les voitures se mettaient à rouler, on aurait dit que la rue se reformait, accouchant son contenu diurne.
Il était sept heures du matin, il faisait toujours nuit. Elle avait faim, elle est allée à la cuisine. Il y avait quelques petits fours réfugiés sur le bord d'un plat, ainsi que des bouteilles vides sur le sol. Elle est revenue au salon avec des fruits et du chocolat. Elle a allumé le téléviseur. Elle a trouvé que le monde allait beaucoup mieux et que la souffrance générale était moindre depuis la dernière fois qu'elle avait vu des informations. Elle apercevait l'avenir en filigrane derrière chaque image et elle l'imaginait radieux.
Elle a éteint le poste. Elle refusait de se demander dans quelle direction elle orienterait ses pas quand elle se remettrait debout. Le jour se levait doucement, avec la même paresse qui envahissait son corps peu à peu. Elle avait besoin de dormir pour colmater cette journée qui menaçait de durer aussi longtemps que celles qui l'avaient précédée. Elle a attendu immobile, sans chercher à se boucher les yeux. Très vite il a fait jour, au point qu'un rayon de soleil a traversé la pièce.
Elle aurait aimé que cesse l'alternance du jour et de la nuit, ou qu'elle se produise de façon différente à chaque fois. Cette aspersion de lumière, cette extinction des feux, la poursuivraient jusqu'à la fin de sa vie comme si elle avait toujours vécu dans une pièce close où un appareil aurait rythmé le temps en allumant et en éteignant une ampoule.
Elle a pris appui sur l'accoudoir pour se relever, elle est restée quelques secondes sans bouger avant de faire un pas en avant. Elle ne savait pas où aller, la chambre lui semblait aussi lointaine que la rue. Elle était sans préférence, sa vie n'avait d'autre but que de ne se diriger jamais vers rien.
Elle s'est déplacée jusqu'aux toilettes. En revenant, elle les a entendus parler d'elle dans la cuisine. Ils semblaient croire qu'elle était partie. Elle aurait dû s'en aller sans bruit sur la pointe des pieds, et s'abstenir de leur rendre visite avant plusieurs années. Mais elle se sentait obligée de rester là, elle avait besoin de continuer à respirer l'air de leur domicile. Elle essaierait de leur expliquer pourquoi elle ne s'en irait pas avant ce soir ou demain matin. En fait, elle ne quitterait leurs mètres carrés que s'ils lui fournissaient l'adresse d'amis chez qui elle puisse se faire héberger, à condition qu'eux non plus ne rompent pas la chaîne et qu'à leur tour ils la recommandent ensuite à d'autres relations susceptibles de la garder chez eux quelque temps.