Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Le plus souvent personne ne l'inviterait, elle rentrerait toute seule chez elle après avoir rendu les gosses. Elle en serait réduite à poêler des œufs, et à les manger en solitaire. Puis, elle ferait une tentative de suicide en avalant des cachets. Avant de sombrer dans l'inconscience, elle appellerait les secours. En sortant de l'hôpital, elle serait pleine d'optimisme. Le soir, elle aurait même la surprise de constater qu'elle avait sommeil. Elle se mettrait au lit avec un magazine, et elle s'endormirait sans même avoir le temps d'éteindre sa lampe de chevet.

Le lendemain, elle sortirait et ne rentrerait plus de trois jours. Quand elle reviendrait, elle n'aurait plus qu'un souvenir très pâle de ses marches forcées dans les rues, de ses stations dans les cafés, de ses aventures sans intérêt avec des hommes au coït précipité ou pesant comme une chape. Elle s'étendrait sur son lit, elle se dirait que son cerveau tournait en elle comme un manège, une turbine, et qu'elle allait être projetée d'un instant à l'autre hors de sa tête. Elle s'assoirait, elle se rhabillerait. Elle essaierait de rester chez elle, s'asseyant dans la cuisine, sur le canapé du salon, scrutant les murs comme si elle voyait quelque chose à travers. Elle chercherait à s'attarder encore en s'épilant, en prenant un bain, en retournant quelques minutes dans son lit.

Elle se retrouverait vite dans la rue, allant droit devant elle sans accorder un regard aux têtes des nombreux piétons qui arpenteraient la ville à cette heure de l'après-midi. Quand l'épuisement la gagnerait, elle s'assiérait délicatement dans un square, les yeux ouverts, immobile comme une jeune morte. Plusieurs hommes lui adresseraient la parole, elle ne leur répondrait pas. Quelqu'un la prendrait par le bras, la remettrait debout. Elle lui dirait laissez-moi tranquille, mais il l'emmènerait jusqu'à sa voiture. Elle s'échapperait avant qu'il démarre, elle traverserait une salle de restaurant, elle déboucherait sur une artère aux façades noircies. Elle s'arrêterait essoufflée, puis elle rentrerait chez elle d'un pas amorphe. Une fois la fenêtre ouverte, elle aurait l'impression d'accomplir un acte banal, et elle sauterait.

Elle connaissait un couple qui habitait cet immeuble aux balcons en corbeille. Elle aurait pu sonner à tout hasard en leur disant qu'elle était perdue. Elle ne se vexerait pas s'ils refusaient de lui ouvrir, elle les appellerait même le lendemain pour se faire pardonner.

Elle a sonné, on lui a répondu tout de suite. Elle s'est excusée, prête à prendre la fuite au moindre reproche.

– Monte.

On lui a ouvert. Elle les a trouvés en présence de plusieurs amis. La table basse était parsemée de bouteilles. On lui a fait une place sur le canapé. La conversation était bruyante et elle ne comprenait pas la moitié des phrases. On remplissait souvent son verre. À un moment, elle a vu les invités se lever. Avant de s'en aller, ils ont agité leurs mains devant elle comme pour lui dire au revoir. Elle a entendu la porte se refermer et leurs rires d'ivrognes descendre l'escalier.

– Tu veux qu'on t'appelle un taxi?

– Je peux rester?

– Une autre fois?

Elle s'est quand même étendue sur le canapé, elle a écrasé un petit coussin sur son visage pour s'isoler de la lumière. Elle les entendait parler entre eux, parfois ils s'adressaient à elle et lui disaient de partir. Elle avait peur qu'ils essaient de l'évacuer par la force. Mais en définitive ils ont cédé.

– Bonne nuit.

Elle a entendu le cliquetis d'un interrupteur et le bruit d'une porte. Ils avaient quitté la pièce. Elle a regardé autour d'elle, les voyants du téléviseur brillaient dans le noir. Elle aurait aimé s'endormir, mais dès qu'elle fermait les yeux tout s'éclairait en elle, il ne restait plus le moindre recoin d'obscurité dans sa conscience.

Elle s'est levée, elle a regardé par la fenêtre. Elle s'est assise dans un fauteuil, en tâtonnant elle s'est servi plusieurs verres. Elle se demandait s'ils dormaient, ou s'ils étaient en train de se disputer au sujet de sa présence importune.

Elle a cherché leur chambre, elle a collé son oreille contre la porte. Elle a entendu une respiration régulière, presque aussi sonore qu'un ronflement. Elle aurait aimé frapper, entrer, demander des comptes à ces gens qui dormaient, alors qu'elle se trouvait à quelques mètres d'eux, éveillée, seule, et sans la moindre compagnie avec qui échanger des paroles. Elle a donné des petits coups d'index à peine audibles, avant de toquer un peu plus fort.

Puis, elle s'est allongée par terre. Elle avait l'impression de se trouver tout près d'eux, et même de pouvoir les toucher. Elle ne les craignait pas, ils pouvaient l'étouffer ou l'étrangler selon leur désir. Elle accepterait même de partager leur vie, toute la journée humble comme une esclave, et la nuit remisée dans l'armoire de la cuisine comme un ustensile. Le couple finirait par s'en lasser, il irait habiter ailleurs, l'abandonnant dans le logement vide. Au lieu d'appeler à l'aide, elle déciderait qu'elle avait assez de cran pour se suicider. Elle se proposerait un empoisonnement au cyanure, et elle réaliserait son projet avec une détermination admirable.

Elle a de nouveau frappé à la porte. On ne lui a pas répondu, elle est entrée. Les deux corps nus étaient couchés en chien de fusil, leurs vêtements entassés sur une chaise. Les volets étaient ouverts, une lumière fade montant de la rue éclairait la pièce.

Elle s'est assise sur le bord du lit. Elle ne voyait que leur carapace, ils étaient immergés dans un sommeil dont elle ne connaîtrait jamais le fond. Elle s'est penchée sur lui, elle a failli lui mettre un doigt dans la bouche.

La femme avait gardé son maquillage usé qui la recouvrait comme un masque funèbre. Elle a posé doucement sa main sur sa joue, mais elle n'a pas osé lui appliquer une gifle pour la relever d'entre les morts. Elle n'avait pas non plus assez d'audace pour les tirer l'un après l'autre par les pieds ou les arroser d'eau glacée.

Elle est revenue au salon. Elle a regardé l'immeuble d'en face par la fenêtre. Une lucarne était encore éclairée, elle imaginait que quelqu'un allait l'ouvrir, s'extirper par l'ouverture et prendre son vol. Rien ne se produisait, elle s'est repliée au fond de la pièce. Elle a allumé la télévision. Elle ne s'intéressait pas aux gens qui gravitaient dans les fictions, ni à ceux qu'on avait filmés chez eux avec leurs enfants potelés d'être nourris d'abondance. Elle retournait à la fenêtre.

La lucarne était encore éclairée, elle voyait bien que personne n'apparaîtrait jamais. Il valait mieux qu'elle dirige son regard vers la rue où tout pouvait arriver, même un meurtre dont les péripéties la distrairaient jusqu'au matin. Il y aurait même trop de sang à son goût, elle se reposerait les yeux en regardant parfois un nuage qui passerait comme une caravane au-dessus de la rue.

Elle s'est assise dans un fauteuil. La pièce la contenait comme une boîte. S'ils la trouvaient à leur réveil, ils ne se souviendraient plus des circonstances de son arrivée. Elle s'expliquerait, elle les supplierait de pouvoir rester encore un peu, quelques heures, le temps au moins de se remettre de ses émotions.

– Quelles émotions?

Elle essaierait de pleurer, elle secouerait la tête de droite à gauche. Elle leur montrerait une cicatrice ancienne sur le front, à la racine des cheveux. Elle leur dirait qu'elle avait peur, que son propre corps l'effrayait. Elle n'osait plus penser à rien, tant elle redoutait les idées morbides qui l'habitaient. Alors, il n'était pas question qu'elle marche seule dans les rues pour retrouver un appartement sans âme où tout l'obligerait à prendre la décision de se détruire.

Elle avait besoin de la présence d'êtres humains, ou au moins du décor dans lequel se déroulait leur existence, de leurs murs, de leurs meubles tout imbibés d'eux.

28
{"b":"100546","o":1}