Elle s'est immobilisée. Elle ne trouverait jamais de vie qui lui convienne. Elle passerait son temps à se déplacer d'un point à un autre, elle n'aurait aucune raison de s'arrêter, de prendre racine, de vivre avec un homme, une femme, ou un couple un peu fantasque qui lui donnerait un studio attenant à leur appartement en échange de quelques heures de promenade de leur grand chien dans les allées du bois voisin. Elle en aurait vite assez de le voir s'ébattre et mordiller les branchages tombés à terre. Et puis le couple aurait un enfant, l'animal serait donné. Elle devrait laisser le studio à une jeune fille qui les aiderait à s'occuper du bébé. Elle partirait, elle prendrait un billet de train. Elle aboutirait dans une ville, au centre recroquevillé autour d'une cathédrale, avec des lieux publics étroits et sombres comme des tunnels.
Elle prendrait une chambre dans un hôtel, elle s'y cloîtrerait, sans s'alimenter, en buvant de temps en temps une gorgée d'eau au robinet du lavabo. Faute de périr d'inanition, elle se défenestrerait au bout d'une semaine. On la plâtrerait, elle serait obligée de travailler comme vendeuse chez un marchand de vin pour régler l'hôtel. Quand elle aurait payé sa dette, elle se sentirait à nouveau libre. Elle se jetterait d'un pont autoroutier, son corps serait écrasé par les voitures ainsi que par un camion qui la laisserait plate comme une broderie écarlate sur le goudron noir.
Elle secouait la tête, elle pouvait choisir de vivre jusqu'au bout, même si son existence s'achevait au terme d'une interminable vieillesse. Elle aurait des enfants, un mari, et quelques animaux pour donner un air vraiment campagnard à son grand jardin. Chaque journée constituerait un petit bonheur qui irradierait toute la famille, et les nuits seraient exemptes d'insomnies.
Elle aurait dû se remettre à marcher, et rentrer chez elle à force de pas effectués dans la même direction. Elle regrettait toutes ces vies imaginaires qui se déclenchaient sans discontinuer. Elle aurait mieux fait de se dissoudre dans la réalité, de devenir un de ses éléments indubitables. Elle n'avait qu'à s'imposer n'importe quelle vie routinière et ne jamais la quitter jusqu'à la fin. Elle pouvait se contenter d'habiter son logement actuel, chercher un travail dans son quartier, passer chaque week-end avec un homme différent ou garder le même plusieurs années. Les relations sexuelles n'étaient pas indispensables, elle pouvait se contenter de petits dîners amicaux, de sorties au cinéma et de course à pied le dimanche matin. En tout cas, elle avait besoin d'une vie tangible pour remplacer ce fantôme, d'existence qu'elle menait depuis la nuit des temps.
Un homme entrait dans un immeuble. S'il l'avait abordée, ils auraient pu faire un tour ensemble. Au matin, il l'aurait emmenée à son bureau, la présentant à ses collègues comme une nouvelle stagiaire destinée à le seconder durant un trimestre. Elle le suivrait toute la journée dans le moindre de ses déplacements, et le soir ils décideraient de vivre ensemble. Ils auraient des rapports épisodiques, interrompus de temps en temps par une conversation futile tant il leur semblerait que l'ennui fusait de toutes parts comme des giclées de sperme. Elle finirait par le quitter, elle mourrait trois jours plus tard alors qu'elle chercherait à se défendre au cours d'un viol sur le quai d'une gare où elle aurait étendu un matelas de fortune afin d'y passer la nuit. Sa mère regretterait toute sa vie d'avoir prétexté un ardent besoin de solitude pour lui refuser une place dans son salon encombré de meubles et d'objets superfétatoires.
Elle cherchait à rentrer chez elle, elle marchait dans des rues qu'elle ne connaissait pas. Elle était lassée de ces trottoirs interminables, ils semblaient reliés l'un à l'autre et former une piste sans fin. Elle arriverait quand le jour commencerait à poindre, ou lorsqu'il ferait déjà soleil. Elle se coucherait sans conviction, et quelques secondes plus tard elle se trouverait à nouveau debout. Elle s'assiérait sur le canapé, elle arpenterait la surface réduite de la cuisine, elle mettrait du linge à tremper dans une bassine. Elle se sentirait fatiguée, elle retournerait se mettre au lit.
Elle s'endormirait jusqu'au soir, à moins qu'elle ne supporte pas de rester étendue et qu'elle rejoigne un immeuble de bureaux proche de son domicile qu'elle aurait remarqué quelques jours plus tôt. Elle réussirait à s'immiscer dans un siège social, elle aurait plusieurs conversations avant qu'on lui demande de s'en aller.
Elle entrerait dans une laverie, elle répondrait aux avances de quelqu'un qui attendrait ses chemises en train de tourner dans le séchoir comme des fantômes. Il l'emmènerait à son domicile. Après le coït, elle essaierait sans succès d'enclencher un dialogue. Puis elle lui proposerait de changer les meubles de place pour passer le temps, d'arracher la moquette et lessiver le parquet qui se trouvait dessous. Il lui demanderait de se rhabiller, de partir.
Elle marcherait dans la rue, scrutant les yeux des gens. Elle serait abordée par des hommes aux figures disgracieuses, et par une femme qui lui demanderait de l'aider à charger une caisse dans son break. Elle l'emmènerait avec elle dans sa petite maison en bordure de la ville. Elle se garerait dans le jardin, elles transbahuteraient la caisse à l'intérieur. Puis elles boiraient un verre ensemble au salon.
Elle lui dirait qu'elle avait eu tort de ne pas se suicider la première fois que cette idée lui avait traversé l'esprit. La femme se sentirait trop lasse d'avoir couru toute la journée pour entendre des paroles à ce point dénuées d'optimisme. Alors elle essaierait de paraître gaie afin qu'elle lui propose malgré tout un autre verre, et peut-être aussi de passer la nuit chez elle. Dès le lendemain, elle chercherait à lui rendre des services pour se faire adopter. Elle l'accompagnerait quand elle ferait ses courses, elle l'aiderait à tondre la pelouse, elle grimperait à sa place dans le cerisier. De surcroît elle prendrait la peine de la faire rire, imitant la voix fluette d'un commerçant ou lui racontant une histoire extraite d'un recueil de blagues.
Mais la femme lui demanderait de s'en aller. Comme elle ne bougerait pas, elle la prendrait par le bras et la mettrait dehors. Elle marcherait le long des grilles des maisons peintes, puis elle trouverait un arrêt de bus. Elle rentrerait chez elle dormir, elle se réveillerait en début d'après-midi. Elle regarderait par la fenêtre, rien ne la distrairait.
Elle sortirait. Elle aurait l'impression d'avoir usé les rues à force d'y marcher, et de connaître personnellement chaque passant. Elle continuerait pourtant d'avancer, et peu à peu la ville redeviendrait anonyme. Elle aurait envie malgré tout de s'en extraire, de faire n'importe quel voyage. À moins que sa vie change de cap, qu'elle devienne étrange, exotique. Elle aurait pu s'occuper d'enfants défavorisés, les emmener s'ébattre chaque dimanche à la campagne, même si elle devait subir des heures d'embouteillage dans le car bondé et les recompter avec angoisse pour être sûre de ne pas en avoir perdu dans la forêt.
Elle ferait la connaissance de certains parents qui l'inviteraient à partager leur repas du soir. Elle pénétrerait dans des intérieurs d'une simplicité spartiate, où les enfants n'auraient pas de chambre particulière et dormiraient pêle-mêle dans une petite pièce attenante au salon. Les soirs où elle s'attarderait, on lui proposerait de la coucher. Elle aimerait sentir à côté d'elle toute cette famille endormie, et parfois elle parviendrait à somnoler comme si son angoisse avait disparu.
Le matin, elle les regarderait se lever quand la sonnerie du réveil se déclencherait. Ils feraient leur toilette devant un lavabo bancal, ou ils se doucheraient derrière un rideau en plastique parsemé de taches d'eau savonneuse. Puis ils lui proposeraient des tartines et du café au lait, mais elle se croirait obligée de partir afin de ne pas s'insinuer plus longtemps dans leur intimité.