De son côté, le type avait peut-être jeté un regard sur elle. Il l'avait imaginée cherchant partout sa voiture qu'elle était pourtant sûre d'avoir garée dans le quartier. Quand elle l'aurait retrouvée, elle rentrerait chez elle dans un faubourg de la ville. Elle se coucherait en arrivant, elle garderait les yeux fermés pendant plusieurs minutes et elle se rendrait compte qu'elle était incapable de s'endormir. Elle se lèverait, elle roulerait d'une pièce à l'autre, mangerait un reste de viande froide et boirait un verre de lait. Ensuite elle subirait la nuit, assise sur le canapé, cherchant une distraction dans la contemplation du mur, des chaises et d'une espèce de petit mobile en acier brillant.
Elle ne se souviendrait plus si elle était mariée ou si elle entretenait de vagues relations avec un homme qu'elle ne voyait qu'une ou deux fois par semaine dans le pavillon où il vivait avec sa femme le reste du temps. Mais cet individu n'existait peut-être pas, elle avait d'épisodiques relations avec des gens rencontrés par hasard. Elle avait le sentiment d'être un simple passage, un couloir que les organes traversaient sans s'y arrêter davantage que dans une ruelle entre deux boulevards. Elle n'en ressentirait aucune tristesse, elle n'aurait pas voulu de quelqu'un qui s'accroche à elle, qui la rende lourde, pataude, incapable de bondir, de décoller.
Elle en aurait assez du mobile, elle l'emballerait dans un vieux journal et elle le jetterait. Elle ouvrirait la fenêtre, le jour se serait levé. Elle craindrait trop la douleur pour se laisser choir sans la moindre certitude de mourir sur le coup. Elle retournerait s'asseoir, fermant les yeux, cherchant une pensée susceptible de l'amuser. Elle ne trouverait rien, elle boirait un thé, prendrait une douche, se coucherait. Elle serait gênée par le bruit de la circulation, celui des voisins, et puis ses oreilles bourdonneraient, son cerveau lui imposerait des souvenirs exaspérants, elle aurait aussi une douleur lancinante au niveau du nombril. Elle se lèverait, s'habillerait, quitterait son immeuble. Elle marcherait.
Elle a traversé une place. Sur le trottoir, des corps dormaient enrobés de couvertures et de vieux cartons. Elle sentait une odeur de dépôt d'ordures, incertaine, lointaine. Elle marchait de pius en plus vite, on aurait dit qu'elle allait se mettre à courir. Elle s'enfuyait, elle avait sûrement toute une famille derrière elle, un mari dont elle était fatiguée depuis longtemps et des enfants dont elle ne supportait plus les demandes et les cris. Ils se débrouilleraient sans elle, son époux cuisinerait et il apprendrait aux enfants à faire fonctionner les appareils ménagers.
Dix ou quinze fois par semaine ils penseraient quand même à elle, ils entendraient sa voix, ils verraient son visage, ils croiraient la respirer comme un parfum. Ils ne la regretteraient pas, son souvenir suffirait à rassasier l'appétit qu'ils auraient d'elle. Du reste, son mari ne tarderait pas à retrouver l'âme sœur en la personne d'un jeune collègue de bureau qui serait aussitôt adopté par les enfants comme un frère plus âgé d'un premier lit. À eux deux, ils transformeraient la maison, agrandissant le salon et remplaçant la baignoire par deux bacs à douche. Ainsi, chaque matin les toilettes se feraient à un rythme redoublé et les gamins ne seraient jamais en retard à l'école.
À présent l'air sentait la mer, le pin, sans qu'elle puisse savoir d'où provenait cette odeur. Puis elle ne sentait plus rien, elle était fatiguée et elle s'arrêtait pour reprendre son souffle. Elle aurait aimé avoir un léger malaise, et être cueillie par une ambulance. Quelqu'un lui aurait tenu la main, le temps de prendre sa tension. Puis on lui aurait demandé des renseignements sur son passé médical, et on l'aurait transportée sur une civière dans les couloirs d'un hôpital.
On l'introduirait dans une chambre déjà occupée par une autre femme qui se réveillerait aussitôt et la questionnerait sur sa vie privée. L'infirmier lui dirait de se taire, et comme elle continuerait à jacasser il lui ferait une piqûre pour qu'elle se rendorme. On l'installerait sur le lit vacant, elle accepterait le somnifère qu'on lui proposerait. À son réveil sa voisine ne serait plus là. Par la fenêtre, elle verrait deux courts de tennis déserts et un haut mur qui entourerait l'hôpital comme une prison. Elle se lèverait, elle remettrait ses vêtements. Elle s'approcherait du lavabo, elle mouillerait sa figure et elle la sécherait avec une serviette propre qu'elle trouverait sur une étagère.
Elle ouvrirait la porte, elle déboucherait sur un grand couloir. Plusieurs personnes déambuleraient, certaines en s'accrochant à une des rampes fixées aux murs. Personne ne prêterait attention à elle, sauf une infirmière qui l'introduirait dans un bureau et chercherait à lui faire avaler des gélules. Elle s'échapperait, elle serait étonnée et ravie de retrouver facilement la liberté, avec ces colonies de gens qui s'en iraient dans tous les sens sous la pluie fine. Elle aurait la certitude de faire partie de cette humanité pulsée sur les boulevards et dans les rues de plus en plus étroites où on ne passait plus qu'au goutte à goutte, avant de déboucher à nouveau sur une avenue à haut débit.
Elle se glisserait dans le flot des passants, elle suivrait une femme en robe rouge qui finirait sa course dans un supermarché. Elle l'abandonnerait, elle descendrait dans une bouche de métro, elle rentrerait à son domicile. Elle s'affaisserait sur son canapé, regrettant d'avoir quitté l'hôpital. Elle aurait été plus heureuse là-bas au milieu de ses semblables, elle aurait entamé des conversations et noué des liens entre deux prises de médicaments. Elle aurait dormi une partie de la journée, et puis toute la nuit d'un sommeil qui l'aurait écrasée comme une dalle.
Elle sortirait, elle finirait par retrouver l'hôpital. On lui dirait à la réception que l'heure des visites était passée, et on refuserait de l'admettre comme patiente. Le reste de la journée puis la nuit entière elle parcourrait les rues, dans l'espoir qu'on remarque sa démarche saccadée et qu'on l'embarque. Elle se serait étendue elle-même sur la civière, décidée à rester des années là-bas, à y mourir un jour en regardant paisiblement les tennis du fond de son lit. Elle n'aurait plus quitté cette tiédeur, rendue cotonneuse par les médicaments, avec ces horaires stricts, et ce bonheur d'être ensemble, cette solitude impossible, proscrite, au lieu de la solitude obligatoire qui régnait à l'extérieur malgré les confrontations, les rencontres et les unions occasionnelles.
Elle se souhaiterait plusieurs décennies d'hôpital, elle verrait passer des générations de malades et de médecins, elle assisterait même à la destruction des tennis et à l'érection d'un nouveau bâtiment à leur place. On la changerait de nombreuses fois d'étage, une année on repeindrait toutes les chambres et on procéderait au remplacement général du mobilier. Elle disposerait à présent d'une armoire personnelle, ainsi que d'une petite table à tiroirs. Une agitée de cinquante-trois ans occuperait l'autre lit. Elle s'en irait au bout d'une quinzaine de jours, et une dépressive prendrait sa place quelque temps.
Elle verrait défiler tant de monde qu'il lui semblerait avoir une quantité de relations très supérieure aux personnes qui vivaient à l'extérieur assujetties aux contraintes de la liberté. Cependant les gens ne resteraient pas assez longtemps, elle ne parviendrait jamais à se faire de véritables amis. Elle se contenterait du plaisir des conversations quotidiennes, et de ces éclats de biographie qu'on lui livrerait parfois en confidence. Elle aurait la joie d'atteindre le quatrième âge et de perdre peu à peu toutes ses forces.
Elle ne se lèverait plus, elle ne se rendrait pas compte qu'à présent elle était seule dans sa chambre et que personne ne prenait la peine de venir lui parler. Sa mort interviendrait alors que le crématorium serait en panne, son corps demeurerait à la morgue plusieurs mois.