La joie d'embrasser d'un seul coup d'oeil la totalité du jardin, de distinguer la moindre fleur, le moindre être humain, qu'il fasse soixante centimètres au fond d'un berceau ou qu'il soit un adulte rouge et transpirant en train de courir autour des bosquets. Et cet homme en bras de chemise qui s'évente avec son journal en parlant à une femme courte et maigre. Et ces gens qui se photographient, ceux qui trempent leurs mains dans l'eau de la fontaine, qui mangent des gâteaux, des beignets, qui dorment sur les pelouses, qui rient en regardant les statues, les cailloux, leurs ongles clairs dans la lumière, et la circulation chatoyante au-delà des grilles.
Elle ne rencontrait personne, elle cherchait son chemin. Elle voulait rentrer chez elle, s'étendre sur son lit, et si elle ne parvenait pas à s'endormir elle écraserait sa tête contre le mur comme une grosse mouche. Elle avait un besoin immédiat de claustration, tout cet espace était pareil à de l'angoisse déployée, construite, qui la surplombait et en même temps sur laquelle elle était obligée de marcher.
Elle ne reconnaissait pas les lieux. Elle accélérait l'allure, elle courait, elle faisait des signes aux voitures. Quelqu'un s'est arrêté, elle est montée. Elle lui a donné son adresse, il lui a dit je ne suis pas votre chauffeur. Elle a voulu ressortir, il l'a retenue.
La voiture a démarré, elle a fermé les yeux et quand elle les a rouverts elle s'est trouvée devant un immeuble dont l'entrée était flanquée de vasques aux jets d'eau éteints. Il avait une grande chambre, il voulait déboucher une bouteille de champagne, elle lui a dit dépêchez-vous. Elle s'est déshabillée elle-même, il a mis de la musique. Il n'en finissait pas de la caresser. Elle croyait voir passer les heures, mais quelques minutes plus tard tout était terminé.
Elle lui a demandé de la raccompagner, il a appelé un taxi. Il a pris un billet dans la poche de son pantalon tire-bouchonné sur la moquette, il le lui a donné. Elle est partie, le taxi était déjà devant la porte. Elle n'avait plus envie de retourner chez elle, mais aucune autre destination ne lui est venue à l'esprit. Elle s'est couchée en arrivant, elle s'est endormie. À son réveil, il faisait toujours nuit. Elle s'est levée, durant quelques minutes elle a regardé un film à la télévision dans une langue étrangère dont elle ne prenait pas la peine de déchiffrer les sous-titres. Elle a essayé de lire un livre qu'elle n'avait pas ouvert depuis plusieurs mois, elle l'a refermé. Elle a éteint la lumière, elle l'a rallumée. Elle l'a éteinte à nouveau et elle s'est allongée sur le canapé.
Elle aurait voulu que quelqu'un soit là, un animal humain sans désirs, dévidant sans cesse une histoire infinie. Elle aurait aimé entendre un souffle, pouvoir poser sa main sur un cœur, son doigt sur un pouls. Elle s'est recouchée, elle n'est pas parvenue à se rendormir. Elle s'est rhabillée, elle est sortie. Au coin de la rue, elle est revenue sur ses pas. Elle s'est fait couler un bain, elle a vidé la baignoire. Elle s'est assise au salon, elle regardait l'écran éteint du téléviseur.
Dans un an, elle se serait peut-être volatilisée et ces meubles serviraient à une jeune femme qui aurait récupéré l'appartement une semaine après son décès.
Elle aurait passé plusieurs jours à faire les vitres, à nettoyer la cuisine, à punaiser des affiches sur les murs pour personnaliser son habitation. Elle ferait des plats épicés dont les effluves incommoderaient les voisins, elle écouterait de la musique à plein volume, et les gens de l'immeuble signeraient une pétition pour qu'on l'expulse. Sa joie de vivre tomberait tout d'un coup quand elle se verrait dans l'obligation de vider les lieux, et après avoir essayé en vain de se supprimer avec une poignée de médicaments qu'elle conserverait au fond de son sac en cas de mal de tête, elle parviendrait à s'introduire dans la cage d'ascenseur et à se faire écraser par la cabine.
On la remplacerait par un petit ménage. Le samedi soir ils auraient un rapport sexuel d'une grande simplicité, et ils changeraient les draps tout de suite après. Ils auraient pu avoir un enfant, mais ils n'auraient aucune envie de s'en occuper vingt années durant. Ils aimeraient les antiquités, ils posséderaient une arme à feu ancienne. Ils se feraient peur chacun à leur tour, afin de mieux apprécier ensuite la vie à sa juste valeur. Imprudemment un soir le mari appuierait trop fort sur la détente, et sa femme mourrait sur le coup. Il aurait pu essayer de s'expliquer avec la justice, mais il préférerait retourner l'arme contre lui.
Un homme d'une quarantaine d'années leur succéderait. Il resterait là vingt ans sans donner matière à aucun ragot, puis il avalerait un sachet de poison dérobé dans le laboratoire où il travaillerait comme chimiste.
Un mois plus tard un couple de jeunes médecins emménagerait, ils installeraient des étagères jusqu'à une heure tardive, puis ils auraient un ou deux rapports qui feraient bruire leur lit aux ressorts déjà épuisés après trois années d'usage. Un soir de dispute, il lui crèverait un oeil. Il prendrait aussitôt conscience de la gravité de son geste, et il se trancherait le cou avec une petite scie électrique. Sa compagne serait soignée, mais refusant de vivre sans lui elle infecterait sa plaie et périrait de septicémie.
L'appartement demeurerait vide durant six mois, il serait occupé ensuite par une retraitée qui chèrcherait en vain à se pendre aux crochets destinés à fixer les lustres. Elle accumulerait les médicaments que lui prescrirait son rhumatologue et les avalerait tous à la fois. Elle en serait quitte pour deux jours d'hôpital, l'humiliation d'avoir échoué, sans compter le sermon déblatéré par le psychiatre du service. Un jour, elle se jetterait par la fenêtre.
A la fin du mois un jeune homme prendrait sa suite, dès le premier soir il aurait envie d'attenter à ses jours, mais son tempérament pusillanime l'empêcherait de s'exécuter. Il mourrait à soixante-deux ans d'une maladie dégénérative.
A cette époque-là on détruirait l'immeuble, on construirait une clinique à la place. Certains malades erreraient la nuit dans les couloirs à la recherche d'une issue, mais le bâtiment serait hermétiquement clos. Ils en seraient réduits à s'ouvrir les veines dans l'espoir de se vider de leur sang entre deux rondes d'infirmiers.
Elle ne pouvait plus rester ici, elle est ressortie. Elle entendait dans le silence le bruit de ses pas. Elle rêvait d'une mort subite, cadeau magnifique d'un organisme généreux. Pour sentir à quel point elle cessait de vivre, elle aurait voulu mourir une multitude de fois en même temps. Comme si elle était un peuple entier qu'on annihile en un instant. Comme si elle était réellement une foule, comme si elle était tous ces gens qu'elle avait côtoyés, croisés, regardés de loin, entendus par hasard au cours de sa vie.
Quelqu'un marchait sur le trottoir d'en face. Il avait dû se disputer et claquer la porte. Il en voulait à sa femme de ne pas avoir disparu dans un crash quelques mois avant leur rencontre. À présent ils avaient même un fils et ils n'auraient jamais le courage de se quitter définitivement.
Il en avait assez de marcher, il allait prendre une chambre d'hôtel. Au matin, il se rendrait comme d'habitude à son bureau et le soir il réintégrerait le foyer familial. La vie quotidienne reprendrait en clopinant à peine, ils passeraient leurs samedis à visiter des appartements à vendre et ils finiraient par en trouver un qui leur plairait. Ils continueraient à ne pas s'aimer, mais l'achat de ce logement donnerait malgré tout un nouveau départ à leur union. Ils ne penseraient plus qu'à l'amélioration de leur lieu de vie, réalisant lentement leur rêve, comme deux belettes creusant un terrier.
Le soir, quand ils seraient au lit, il leur arriverait même de monter l'un sur l'autre comme des amoureux et d'en retirer un certain plaisir. Ils ne se rendraient plus compte de l'absence de sentiments à l'intérieur de leur couple, le bricolage deviendrait pour eux une forme d'affection. Ils recevraient des amis, ils leur montreraient les moulures de leur chambre ou la porte d'armoire ancienne qu'ils auraient greffée à une penderie. Ils se plaindraient malgré tout des résultats scolaires de leur enfant et de ses dents qui pousseraient de travers, en outre elles auraient une propension démesurée à la carie. Ils regretteraient de n'avoir pas eu à la place une fille qui se serait sans doute mieux fondue dans leur logement aux tapis d'importation et aux meubles de style.