Elle aurait voulu s'asseoir. Il n'y avait pas de banc, pas d'abri. Elle a continué à avancer, puis elle s'est appuyée contre un poteau. Elle ne voyait aucune fenêtre éclairée, elle avait l'impression d'avoir été jetée à la rue en pleine nuit par une marâtre. Elle avait envie de rentrer chez elle, de s'enfouir dans son lit comme dans un trou. Elle restait immobile, elle fixait du regard la couleur vive d'une voiture en stationnement. Elle aurait voulu ne plus voir que la teinte des choses.
Elle recommençait à marcher, elle croisait un homme qui se mettait à la suivre. Il lui parlait d'une maison forestière qu'il achèterait un jour, et où il ne penserait plus à rien d'autre qu'aux arbres. Elle le rejoindrait, ils dormiraient dans la même chambre mais elle pourrait à son gré s'isoler sur sa moitié de lit quand elle n'aurait pas envie de sexualité. Ils feraient ensemble plusieurs enfants qu'ils confieraient à une baby-sitter aux périodes où ils en seraient fatigués. Puis ils avanceraient en âge peu à peu, mijotant dans leurs souvenirs. À leur mort on les enterrerait devant leur terrasse, sous le même massif de roses vermillon. Quand la maison serait vendue, leurs os seraient rangés à l'intérieur de la même caisse et inhumés dans la fosse commune du cimetière voisin.
Mais en attendant cet événement sordide et incertain, ils pouvaient se réjouir de s'être rencontrés. Il l'a prise dans ses bras, elle a senti qu'il était en érection. Il a cherché à la déshabiller, il a éjaculé avant d'y parvenir. Sitôt la fin de son orgasme, il est parti sans un mot en titubant, traversant la rue, disparaissant au carrefour suivant. Elle distinguait quelques gouttes brillantes sur le trottoir, mais elle n'avait pas été atteinte par l'effusion.
Elle refusait de rentrer, comme si son domicile était infesté, comme si un monstre occupait l'espace de son corps immense. Elle aurait voulu déménager tout de suite, habiter un immeuble chaleureux, peuplé d'insomniaques, avec une salle commune au rez-de-chaussée où elle aurait pu à toute heure les retrouver. Elle verrait leurs visages au lieu de la nuit grise des rues et les meubles de son appartement vide d'êtres. Elle ne dirait rien, elle se laisserait caresser par le souffle des phrases qu'ils prononceraient autour d'elle. Elle apprécierait leurs bouches dont les mots sortiraient détachés, ou liés entre eux comme des anneaux. Elle se sentirait enfin rassurée, loin de l'angoisse du sommeil ou de son absence. Elle finirait par rester là jour et nuit. Elle dormirait parfois une heure ou deux au milieu du tumulte protecteur, et quand elle rouvrirait les yeux elle ne pourrait s'empêcher de sourire devant le spectacle merveilleux des autres.
Elle s'est assise sous un porche, elle s'est relevée pour laisser passer un couple qui sortait de l'immeuble. Ils l'ont regardée, ils ont ri avant de monter dans une voiture. Elle a marché, elle aurait aimé s'incorporer à l'affiche de l'autre côté du boulevard, devenir cette fille joyeuse dans son pull-over, avec un cerveau plat qui ne boursouflait même pas son visage. Elle réclamait l'inertie, elle ne voulait plus de cette liberté qui l'obligeait à décider d'aller à gauche, à droite, de reculer ou de monter un escalier comme une bête de cirque grimpe sur un tabouret. Même l'immobilité ne lui était pas donnée, elle devait s'y résoudre par un mouvement de sa volonté. Elle ne supportait pas le ressac continuel de sa conscience, elle aurait voulu la noyer dans une rivière comme des chatons. Elle accepterait d'être un corps vide, dont l'habitante s'est échappée comme une démente d'un asile de fous. Elle refusait d'assumer son existence, elle aurait aimé pouvoir aspirer son moi minuscule, le laisser tomber dans les toilettes et tirer plusieurs fois la chasse pour en être définitivement délivrée.
Elle marchait, il lui semblait qu'elle se trouvait loin derrière son propre corps et qu'elle l'apercevait à l'état de silhouette incertaine. Elle aurait voulu qu'il disparaisse au loin.
Elle se souvenait qu'elle avait été heureuse plusieurs fois, elle comprenait alors qu'on puisse avoir envie de vivre, de s'attarder jusqu'à grossir le bataillon des centenaires. Elle admettait les constructions, les arbres, le métal des ponts, la chair des yeux d'enfants, celle des mâles, des mulots qui courent entre les rails du métro.
Et puis tout d'un coup l'intérieur de sa tête s'obscurcissait, elle sortait de chez elle comme si la rue était un lieu plus rassurant, plus chaleureux que son deux-pièces où l'angoisse rebondissait d'un mur à l'autre. Elle aboutissait dans des bars où on la soûlait, et elle se réveillait dans un grand lit à côté d'un homme énorme qui ronflait, ou d'une mauviette filiforme qui tenait moins de place encore qu'une stalactite à moitié fondue. Elle se levait, elle cherchait la salle de bains, elle se douchait, se rhabillait avec ses vêtements de la veille qui sentaient la fumée et la transpiration. Elle s'en allait, la rue lui tenait lieu de désert. Son errance durait jusqu'au lendemain quand elle rentrait chez elle dormir dans sa chambre aux volets clos ou grands ouverts sur le soleil.
À son réveil, elle s'enfuyait. Elle courait, montait dans des bus qui n'allaient pas assez vite, avait des relations avec des hommes lents comme de vieux camions poussifs. Elle parlait à des gamins qui ne la comprenaient pas, à des femmes qui ne se donnaient pas la peine de lui répondre. Elle entrait dans un grand magasin, elle dérobait des articles pour le seul plaisir de se faire intercepter par les agents de la sécurité. Puis elle tournait d'un trottoir à l'autre comme une toupie, elle heurtait la foule et la pénétrait jusqu'à s'y fondre. Elle ne s'en détachait que longtemps plus tard, le soleil avait changé de place ou il avait disparu et il faisait nuit. Elle se laissait emporter par quelqu'un, elle lui abandonnait sa matière et pendant ce temps elle parvenait à oublier qu'elle était en vie.
Puis elle retrouvait l'ascenseur, la rue, et le vide de la nuit. Elle entrait dans les bars encore ouverts, elle parlait à tout le monde et on ne lui répondait pas. Parfois même on lui demandait de quitter l'établissement, on la poussait dehors comme si elle avait bu. Elle se promenait, cherchant des vitrines éclairées, dévisageant les rares personnes qu’elle croisait.
Elle s'éloignait du centre de la ville, atteignant sa périphérie, puis elle rétrogradait. Elle parlait, elle riait, elle n'admettait pas cette solitude, elle l'ignorait comme une petite tumeur indolore qu'on laisse croître dans sa poitrine. Au petit matin, elle rentrait. Elle dormait, quand elle se réveillait elle reprenait sa trajectoire dans la ville.
Elle regardait droit devant elle, il n'y avait rien d'autre à voir que les constructions et le mobilier urbain. Elle pensait aux pylônes, au plafond nuageux, au gris acier des tours et aux volets roulants des immeubles. Elle pensait à la bande de trottoir sur laquelle elle faisait des pas, au kiosque à journaux claquemuré, à la bouteille vide contre la façade. Elle devenait extérieure, toute sa personnalité s'était tue. Elle était un objet de plus, une petite mécanique qui avançait, évitait les obstacles, qui allait droit vers un but dont elle ne savait rien. Elle s'intégrait à la nuit déserte, elle en faisait partie. Elle n'avait plus à commander son corps, il se déplaçait tout seul comme l'eau d'un caniveau. Sa conscience s'était éteinte, elle bénéficiait d'un avant-goût de la mort. Elle tournait parfois à l'angle d'une rue, elle contournait un clochard endormi et elle continuait sa progression indéfinie.
Elle aurait pu entrer en collision avec un incurable qui essaierait de mourir loin des thérapies et de la compassion de ses proches, avec une femme qui rêverait d'assassiner son mari pour lui éviter de souffrir les affres d'une séparation, ou avec un gamin qu'on aurait grondé et qui aurait décidé de ne plus jamais revoir ses parents. Ensuite une foule se presserait autour d'elle, lui racontant l'achat d'un accessoire vestimentaire, d'une panoplie de couteaux à découper, d'un petit sauna, et puis se laissant aller à lui faire des confidences sur sa passion des fruits, sa haine des cornichons, le plaisir d'engloutir une bouteille de vin de temps en temps, de s'installer à moitié nu sur le balcon les jours de grand soleil, l'hiver de se calfeutrer, de boire des grogs, de tirer les rideaux en plein jour sur la grisaille, les giboulées, de profiter des premiers jours de printemps pour aérer l'appartement toute la matinée, pour respirer l'air presque tiède, et l'après-midi se promener de long en large dans le parc, s'offrir même un cornet de glace pour retrouver le goût d'enfance de la framboise, s'asseoir sur une chaise de fer, écouter la conversation d'un trio d'étudiants qui cherchent un petit appartement bon marché près de la faculté.