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Il frapperait violemment à la porte. Elle lui dirait je me lave les mains, je les essuie, je suis déjà partie.

Mais il l'entendrait remplir la baignoire, puis clapoter dans l'eau. Il lui dirait je perds du temps, je vais manquer de sommeil, un rapport ne vous donne pas le droit d'empoisonner ma nuit. Elle plongerait la tête sous l'eau, elle entendrait un bruit sourd, cadencé, mais elle ne comprendrait aucune de ses paroles. Il appellerait la réception, quelqu'un viendrait ouvrir la porte. Il essaierait de l'arracher du bain, elle s'accrocherait aux robinets. Il réussirait à l'extraire, à la jeter à terre. Il l'obligerait à se rhabiller, il la mettrait dehors.

Elle marcherait dans les couloirs de l'hôtel, prenant un ascenseur, descendant un escalier, bousculant des couples en tenue de soirée, des domestiques chargés de plateaux. Elle aboutirait plusieurs fois dans le hall, mais elle aurait peur de l'extérieur et elle se perdrait dans le premier labyrinthe venu, aboutissant aux cuisines, essayant de se cacher dans la réserve. Elle suivrait une femme de ménage dans sa tournée des chambres, elle marcherait à côté d'une cliente âgée comme si elle s'apprêtait à lui donner le bras. Elle réussirait parfois à se faire adopter quelque temps, à partager une collation, une conversation, puis elle redeviendrait une personne seule qui se faufilerait dans les couloirs comme une hors-la-loi. Jusqu'au moment où on l'attraperait, et où on l'expulserait par l'arrière du bâtiment.

Elle rentrèrait, elle se coucherait sur son lit. Elle se relèverait, elle serait trop épuisée pour quitter son domicile. Elle ferait quelques pas dans le salon, elle s'endormirait sur le canapé. Elle se réveillerait vingt heures plus tard au coucher du soleil. Elle s'en irait tout de suite. Elle prendrait le métro, elle ouvrirait grand les bras quand elle se trouverait au milieu de la foule. Elle s'allongerait sur le sol, on l'enjamberait. Elle aurait l'impression que tous les gens qu'elle avait croisés au cours de sa vie défilaient au-dessus d'elle. Quelqu'un la remettrait debout et lui proposerait de la raccompagner. Elle se laisserait remorquer jusqu'à l'air libre. Elle rentrerait, elle jetterait ses vêtements noircis par le sol des correspondances. La douche ne la rafraîchirait pas et elle aurait une envie macabre de s'envoler dans l'air de la nuit. Elle s'étendrait sur son lit, elle se relèverait. Elle téléphonerait à des gens qui ne lui accorderaient qu'une trentaine de secondes avant de raccrocher.

Elle s'habillerait, elle sortirait. Elle déboucherait sur un boulevard illuminé, elle s'assiérait à une terrasse de café. Deux hommes prendraient place en face d'elle, ils lui demanderaient ce quelle voulait boire. Elle essaierait de leur sourire, elle retrousserait ses lèvres, montrant les dents comme une bête. Ils lui offriraient plusieurs verres, elle s'endormirait sur son siège. Ils discuteraient entre eux, ils décideraient en définitive de la laisser là.

Un serveur la réveillerait. Il lui faudrait faire quelques pas avant de reprendre son équilibre et de marcher droit. Elle lèverait la tête, elle ne trouverait pas le ciel. Elle s'engagerait dans une petite rue qui l'éblouirait par la lumière blanche de ses lampadaires. Un type lui demanderait si elle cherchait quelqu'un, elle répondrait je veux sortir d'ici. Il lui dirait vous n'êtes pas enfermée.

Elle se retournerait, elle essaierait de retrouver le café. Il serait toujours ouvert, elle s'installerait au fond de la salle. Elle ne commanderait rien, on la laisserait tranquille. Elle se dirait je ne veux pas qu'on m'adresse la parole, ni qu'un couple me propose de venir voir un tableau hérité il y a cinq ans d'un oncle amateur de croûtes. Elle ne voudrait pas qu'on la sollicite, qu'on la trimbale pour lui montrer combien les accélérations de cette voiture étaient franches alors qu'on l'avait achetée d'occasion quatorze années auparavant. Elle ne voudrait pas connaître ces gens qui vous mettent leur figure sous les yeux afin que vous puissiez constater que le temps les a épargnés cet hiver et qu'on leur donne le même âge depuis des mois. Et d'une façon générale elle rejetait tous ceux qui étaient si contents de leur sort qu'ils résonnaient à ses oreilles comme une insulte, sans compter ces aigris qui finissaient par aimer mourir et tombaient de tous les toits de la ville comme de grosses gouttes vertébrées et sanguines.

Elle aurait besoin de rester seule dans son cerveau, à la manière des vieillards qui refusent de quitter leur lit. Elle ne convoquerait pas de souvenirs, elle n'imaginerait rien. Elle resterait calfeutrée en elle le temps de s'apercevoir qu'elle serait mieux dehors, à peine reliée à sa tête, avec toute sa conscience pulvérisée sur les objets et les êtres.

Elle se sentirait fatiguée, la mort lui aurait fait du bien comme un rafraîchissement en pleine soif. Elle envierait les clients du café, avec leurs sourires discrets, et cette façon de garder la tête droite comme une grosse antenne avide de perceptions. Derrière leurs visages elle supposerait du couple uni, de l'enfant qui rit, du chien endormi, du meuble ciré, de la soirée paisible, et un certain engourdissement les soirs de fête quand on a arrosé une réussite ou la nouvelle fenêtre à glissière qui donne de la lumière à giorno. Tous ces gens attendaient le dernier moment pour penser à la mort, ils ne lui jetaient un regard que le jour où leur cœur commençait à battre de l'aile et où ils sentaient que la semaine se terminerait par leur enterrement.

Elle ne faisait pas partie de l'existence, elle était une erreur qui avait germé dans le ventre d'une humaine. Il lui était impossible de devenir membre de la tribu, elle était seule comme un animal dont on a exterminé le reste de la race. On aurait dû la naturaliser, on aurait exposé son corps empaillé dans une vitrine pour empêcher les mains curieuses de l'endommager.

Elle ralentissait le pas, elle aurait aimé pouvoir s'étendre quelques minutes sur un lit de fortune à l'abri d'une entrée d'immeuble avant de reprendre sa marche. Elle aurait voulu rencontrer quelqu'un qui lui apprenne le contentement de soi ou du moins l'indifférence de se savoir en vie.

Un type l'a abordée. Il habitait de l'autre côté de l'avenue. Elle s'est couchée en arrivant. L'étreinte n'a pas duré longtemps, mais malgré tout elle a compris qu'elle était heureuse et que dorénavant aucune joie ne lui échapperait. Il s'agissait d'un bonheur forcé, laborieux, mais il valait mieux que tous les aurres états qu'elle avait connus depuis sa naissance.

Elle est allée vomir aux toilettes, puis elle est allée pleurer au salon. Elle aurait voulu qu'il la rejoigne, elle l'a appelé. Il lui a répondu viens, elle est restée immobile sur le fauteuil. Au-dessus d'elle la grande suspension aux breloques de cristal lui semblait une guirlande de petits pendus. Elle est allée se rhabiller dans la chambre, il lui a dit merci. Elle est partie en refermant doucement la porte derrière elle.

Tout autre que lui l'aurait peut-être engagée pour remplacer au pied levé son épouse partie le mois dernier avec un jeune homme. Le dimanche elle devrait préparer un bon déjeuner pour nourrir les enfants, deux grands-mères, des collatéraux et parfois des connaissances sans aucun lien de parenté. Elle ne se mettrait pas à table afin de pouvoir mieux assurer le service. Quand la vaisselle serait faite et rangée sur les étagères, elle éprouverait la satisfaction du devoir accompli. Elle irait s'asseoir au salon, les jambes posées sur un petit tabouret, indifférente à la coterie bavardant autour d'elle devant sa tasse de café vide. À la tombée du jour elle commencerait malgré tout à prendre part à la conversation, mais d'un signe discret il lui ferait comprendre qu'il était temps de servir des boissons à toutes ces bouches empâtées par la chaleur sèche des radiateurs. On lui ferait compliment de son cocktail de myrtilles, on discuterait une dernière fois de la meilleure façon de tirer la quintessence de ses semaines de vacances. Ensuite, on se séparerait en se promettant de dîner légèrement ou de ne pas dîner du tout après cette journée de paresse et ce déjeuner trop lourd. Elle éviterait de se poser aucune question sur sa vie, elle se contenterait de fonctionner avec l'humilité d'une diode.

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