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Elle luttait pour oublier tous ces gens, et pourtant des foules s'incrustaient en elle, des assemblées, des bandes de voyous à qui elle devait abandonner des pelletées de neurones où ils passeraient des mois à tempêter, à briser, et à l'obséder par leur triste vie, jetant à l'improviste dans le champ de sa conscience leur enfance au foyer déconstruit, riche en coups, en incestes, arrosée d'alcool et de stupéfiants. Elle se coinçait un doigt dans une porte afin de ne plus avoir à l'esprit que la douleur. Dès que la sensation commençait à s'estomper, ils devenaient plus répugnants encore, exhibant tous les crimes qu'ils avaient commis dans leur carrière et même un enfant frit dans une cuve. Elle s'enfuyait de son domicile, mais dans la rue d'autres se joignaient à eux, puis le reste de l'humanité, et le monde entier pesait sur son cou comme une planète.

Elle s'asseyait à la terrasse d'un café, elle commandait un jus d'orange. Elle se reprochait son attitude, cette façon désinvolte de devenir folle à tout propos. Elle regrettait qu'à la place elle n'ait pas la manie de vider chaque jour sa mémoire des souvenirs devenus inutiles, et de ceux plus nombreux encore qui étaient désagréables, nocifs, qu'on pourrait un jour soupçonner d'être à l'origine d'une catastrophe intérieure. Elle aurait dû remodeler sa personnalité à son goût, se donner un caractère qu'elle aurait choisi, évacuer celui qu'elle subissait depuis sa naissance et qui s'était révélé incapable de lui faire accéder au bonheur. Elle rentrait chez elle, elle s'allongeait sur le canapé du salon. Elle fermait les yeux, elle tentait de se modifier en utilisant sa volonté comme un bistouri.

Elle ne comprenait pas pourquoi elle restait dans la salle de bains, figée devant la glace. Elle traversait l'appartement jusqu'à la cuisine, elle s'asseyait sur une chaise. Le désœuvrement lui semblait une torture insupportable comme un travail. Elle se levait, regardait autour d'elle sans découvrir aucune distraction possible. Elle ouvrait le petit placard sous l'évier, elle voulait prendre de quoi nettoyer les vitres, mais au dernier moment elle s'abstenait. Elle se bornerait à faire couler de l'eau indéfiniment dans un verre, puis à le frotter avec une éponge et à l'abandonner sur la paillasse en aluminium.

Le mieux serait encore que le téléphone se déclenche tout seul, qu'elle bénéficie d'une voix au bout du fil sans avoir eu à la solliciter. Ce serait un homme, elle en tomberait amoureuse à la première pénétration. Après trois semaines de plaisir, il la laisserait un matin sur le bord de la route. Elle l'aimerait trop pour lui en vouloir ou chercher à retrouver sa trace. Elle marcherait jusqu'au prochain village, elle s'assiérait dans le premier café qu'elle trouverait sur son chemin. Un type viendrait lui parler. Il ne lui plairait pas, elle accepterait pourtant de coucher avec lui. Il serait fruste, mais elle partagerait sa vie, l'aidant à tenir son commerce et à s'occuper de sa petite basse-cour au fond de son jardin. Elle devrait s'habituer à employer ses loisirs à voisiner avec des femmes sans éducation, et à repasser ses chemises sans que jamais il lui dise merci. Elle n'aurait pas d'enfant, mais l'homme aurait une nièce qui viendrait passer l'été chez eux. Elle la verrait grandir, cette gamine lui infuserait la joie radieuse d'exister.

Le reste de l'année elle se sentirait seule, elle ferait de temps en temps des fugues par le train. Elle séjournerait dans une grande ville où elle n'aurait pas de point de chute, sillonnant les rues comme un rondin qui dévale un torrent. Elle demanderait aux gens son chemin, elle essaierait de les intéresser à son sort, à sa vie dont elle aurait déjà épuisé aux trois quarts la durée. Quand elle aurait assez erré, elle se réveillerait peu à peu de sa torpeur et elle rentrerait. Elle serait mal accueillie, l'homme ne lui parlerait pas durant plusieurs semaines. Puis la vie reprendrait son cours, l'ennui monterait chaque matin comme une brume et persisterait jusqu'au soir.

Elle passerait ses nuits à se demander pourquoi elle avait échoué ici, au lieu de rester dans son existence d'autrefois où elle devait être indépendante et entourée d'amis. Elle se souviendrait de la couleur de ses cheveux à cette époque, et d'un petit sac à main en cuir rouge qui brillait dans sa mémoire comme une pierre de couleur. Elle se lèverait, elle ferait réchauffer du café. Elle en boirait une tasse en regardant la nuit par la fenêtre. Elle verrait le clocher de l'église qui resterait éclairé jusqu'à deux heures du matin. Elle ne trouverait pas en elle la moindre pensée qui puisse l'occuper, même l'espace de quelques secondes. Elle baisserait les yeux sur le sucrier, la cuillère et la toile cirée décorée d'affreux petits sapins bleus. Elle se dirait que les objets avaient de la chance, mais elle ne saurait pas pourquoi. Elle sortirait en pantoufles dans le jardin, l'air sentirait la terre. Elle apprécierait ce froid saisissant, elle oublierait cette impression d'étouffement qu'elle éprouvait à l'intérieur. Elle marcherait jusqu'à la barrière, elle ferait le tour du village désert.

Elle saurait que tous ces bâtiments autour d'elle lui étaient étrangers, mais elle n'aurait pas la force de revenir en arrière et de retrouver son passé. Elle conviendrait que son existence était loupée, qu'elle n'en aurait pas d'autre, et que ça n'avait pas d'importance. D'ailleurs à cet instant-là, elle serait heureuse, elle verrait les toits et les arbres enneigés. Elle imaginerait au-dessous les squelettes de bois qui les soutiendraient à bras le corps. Elle sentirait que ses propres os faisaient le même travail, mais dans son cerveau elle ne s'articulerait sur rien de solide. Elle tournerait autour de la place, elle aurait l'impression de suivre la buée blanche de son haleine.

Il serait venu la rechercher. Il ne lui dirait pas un mot, et elle se recoucherait en silence. Elle frissonnerait de plaisir en glissant son corps glacé dans le lit. Le lendemain elle passerait la journée à dormir, la nuit suivante elle se promènerait dans la maison en cherchant ici ou là une distraction qu'elle ne trouverait nulle part. Elle se demanderait pourquoi elle n'avait pas disparu depuis des millions d'années avec tous ces autres animaux inadaptés à la survie.

Elle serait vieille depuis cinq ou dix ans, elle supplierait que l'existence ne lui tombe plus tout le temps dessus comme une goutte d'eau régulière dont elle n'avait jamais pu se protéger ni tirer aucun profit. Elle monterait le petit escalier intérieur qui mènerait à l'étage et elle le redescendrait. Elle recommencerait toute la nuit dans l'espoir de faire capoter son cœur.

Un médecin la verrait le lendemain. Les jours suivants elle se laisserait piquer par l'infirmière qui la visiterait chaque matin. Elle passerait son temps assise dans un fauteuil. Elle regarderait la cour, avec la voiture garée devant le portail et la haie de cyprès qui cacherait le soleil jusqu'à midi. Elle se coucherait tôt, elle ne se réveillerait qu'au matin.

Elle fixerait souvent les lambris des murs, et elle se pencherait pour voir ses pieds chaussés de pantoufles en laine à carreaux. Elle entendrait le chant d'un merle, des bruits d'autoroutes lointaines et de moteurs agricoles. Elle trouverait une odeur de lavande à l'atmosphère de la chambre, mais sa conscience serait exempte de pensée et de souvenir.

Il la trouverait morte un samedi soir en rentrant d'un mariage. Il serait ému. Il la veillerait plusieurs heures avec une voisine. Elle reposerait dans son caveau familial. Il mourrait huit ans plus tard, faute de place on serait contraint de l'inhumer en pleine terre, loin de la femme avec qui il aurait si longtemps dormi.

Elle n'aimait pas non plus la nuit. Elle allait devoir subir de longues heures d'ici l'agression du matin. Après, la journée arriverait à flots. Pour se préserver, elle essaierait de s'immerger au fond d'elle-même comme une épave sous la vase. Mais sa tête remonterait à tout instant à la surface avec obstination.

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