Elle était fatiguée d'imaginer des gens, elle devait se satisfaire de l'air contenu dans les pièces et des meubles qui en faisaient partie. Elle pouvait s'allonger sur son petit tapis, consulter un livre, un vieux cours, ou frapper dans ses mains comme si elle était encore une enfant perdue dans une ronde d'écoliers. La solitude pouvait devenir une activité comme une autre, au même titre que l'entomologie ou la philanthropie. Elle ne s'intéresserait pas aux insectes, elle ne vouerait pas sa vie aux autres, elle se braquerait sur elle-même comme un rayon.
Elle a mouillé son visage, elle l'a frotté avec du savon. Elle l'a douché au-dessus de la baignoire, elle avait envie de raser ses sourcils pour donner l'illusion que ses yeux prenaient lentement la fuite au fond de sa tête. Elle a renoncé à son projet, elle s'est séchée. Elle trouvait absurde d'être là dans ces mètres carrés de salle de bains, et elle s'en est extirpée comme d'un cachot.
La chambre non plus n'était pas grande, mais la fenêtre laissait espérer qu'on pouvait s'accrocher à la façade et osciller en prenant le vertige pour une bouffée d'infini.
Elle retournait dans la salle de bains, elle se voyait dans la glace avec cette folie apparente, répugnante comme une couche de poils. Elle reculait, elle mettait sa tête dans ses mains, la secouant de toutes ses forces. Elle se regardait à nouveau, de loin, et elle voyait une tête ordinaire qu'elle aurait pu promener n'importe où.
Elle refuserait dorénavant de se laisser entraîner par les raisonnements funestes qui l'emmaillotaient. Et quand elle marcherait dans la rue, la foule lui semblerait un ruban continu de personnes anonymes. Elle s'abstiendrait d'imaginer leur existence, leur mode de vie, leur manière abjecte de se moucher au-dessus de la poubelle et de penser parfois au suicide en faisant sauter des crêpes pour leurs neveux.
Elle s'est allongée sur son lit. La rue était un lieu hostile, elle n'y connaissait personne. Elle n'avait pas la moindre chance de rencontrer un exemplaire humain ami, connu, ou simplement déjà croisé sans un mot, un regard, comme un wagon sur une voie parallèle. La solitude était générale, totale, plombée, soudée de toutes parts comme un cercueil de zinc. Elle en faisait partie comme les autres, toute tentative pour entrer en contact avec quiconque se solderait par un imbroglio. Si un homme lui adressait la parole, elle l'éconduirait, et si une femme lui demandait son chemin elle mettrait un doigt sur sa bouche afin de lui signifier qu'elle ne comprenait pas sa langue. Elle sortirait le moins possible, enfermée dans son appartement elle serait à l'abri du flux ininterrompu de la foule sur les trottoirs, et de ces visages qu'elle distinguait malgré elle dodelinant au sommet des corps.
Elle resterait couchée nuit et jour, mais peu à peu une cohue semblable se formerait en elle et les gens lui apparaîtraient avec leurs vies entières qui se déploieraient dans sa conscience, l'empêchant de s'y mouvoir ou d'y faire le vide pour conjurer l'insomnie.
Elle entrerait de plain-pied dans l'existence de ce vieillard au passé étroit comme un couloir, sans autres evenements qu un mariage a vingt ans avec une femme vite morte, des passes expédiées à trois pâtés de maisons de son logement, un avancement vers la quarantaine qui lui aurait permis de partir en vacances plus souvent. Puis, il aurait vécu trois ans avec une employée de bureau qui l'aurait quitté quand elle se serait rendu compte qu'il continuait à fréquenter des prostituées. Pour supporter la rupture il aurait consulté plusieurs voyantes, et il serait mort à soixante-dix-huit ans en vilipendant une gamine qui vomirait dans la cage d'escalier.
Elle aurait aussi dans la tête cette femme opérée à quatorze reprises qui serait si gentille avec ses voisins. Elle leur offrirait des cadeaux, et leur donnerait même un chèque pour envoyer leurs enfants en classe de neige. Elle aurait voulu qu'en retour on lui rende de menus services lorsqu'elle se trouverait dans l'impossibilité de se déplacer. Mais on l'ignorerait, elle serait obligée d'avoir recours à sa gardienne qui lui ferait payer dûment ses sauts de puce dans le quartier.
Entre deux hospitalisations, elle continuerait malgré tout à essayer d'amadouer l'immeuble. Elle organiserait un arbre de Noël dînatoire au cours duquel personne ne s'intéresserait à elle, la laissant servir à boire malgré son poignet rendu tremblant par les remèdes qu'elle ingurgiterait chaque jour. Les enfants courraient dans tous les sens, renversant les meubles, brisant un vase et un plateau de coupes en cristal. Deux semaines plus tard, elle serait opérée à nouveau. Elle quitterait l'hôpital sur une chaise roulante. Matin et soir, un infirmier viendrait lui panser ses moignons. Elle chercherait à lier conversation mais il lui raconterait toujours la même plaisanterie, idiote, obscène, qui la mettrait mal à l'aise et lui donnerait envie de se redresser dans son lit et de le gifler.
Elle aurait toujours ses bras munis de ses mains naturelles qui lui permettraient de manipuler des objets, ou de toucher son corps pour s'assurer qu'il en restait encore un peu. Quand l'infirmier serait parti, la gardienne lui apporterait son repas et lui donnerait des nouvelles de la population des dix-huit autres appartements qui constitueraient la copropriété. Elle aimerait qu'on lui fasse le récit des incidents qui émailleraient la vie difficile de la famille nombreuse du premier étage, et des tentatives de suicide abracadabrantes de la jeune fille du cinquième qui se solderaient toujours par un échec cuisant. Mais la gardienne ne resterait jamais longtemps, et elle n'oserait pas lui proposer un billet supplémentaire pour qu'elle consente à prolonger sa visite.
Alors elle appellerait des artisans pour construire une penderie ou changer ses fenêtres, raboter le parquet, remplacer la porte qui donnerait sur le vestibule. Tandis qu'ils travailleraient, elle leur arracherait une conversation. Certains seraient taciturnes, ils se borneraient à répondre par oui ou par non à toutes ses questions, mais d'autres se montreraient plus bavards, lui narrant leur vie quotidienne, leur dernier séjour à la montagne et les petits drames qui secoueraient leur famille. On lui raconterait même un après-midi d'accouplement au plus chaud du mois d'août pendant que les enfants se trouvaient chez leur grand-mère. Elle rirait quand le vitrier lui décrirait le corps difforme de sa femme qui aurait voulu qu'il l'aime malgré tout, et qui longtemps plus tard mourrait nonagénaire, amincie, sculptée par les années, conservant toutes ses facultés mentales qui lui permettraient d'exercer jusqu'au bout ses arrière-petits-enfants au calcul mental et à l'orthographe, alors qu'il périrait à quarante ans d'une intoxication alimentaire.
Malgré le défilé des artisans, elle ne pourrait oublier complètement ses douleurs. Son état empirerait. Elle continuerait pourtant à vivre chez elle, assistée jour et nuit par des gardes-malades qui se passeraient le relais. Elle leur réclamerait des précisions sur la couleur du carrelage de leur cuisine, leur demandant s'ils prenaient des douches, des bains, s'ils possédaient un lustre, une descendance assortie, et si la fille était plus brillante à l'école que le garçon. Elle voudrait savoir s'ils avaient un balcon, s'ils avaient récemment acheté une boîte à outils.
Tout ce qu'on lui raconterait imbiberait un instant ses cellules, puis s'évaporerait sans lui laisser le moindre souvenir. Elle aurait besoin d'un bavardage continuellement renouvelé, chaque seconde de silence lui donnerait une idée de la mort. Son agonie n'a duré que quelques minutes, mais elle est restée consciente jusqu'à la fin. L'infirmier qui s'en occupait cet après-midi-là était aux toilettes, elle n'a donc pu bénéficier de sa parole. Ses derniers instants ont pris l'allure d'un châtiment.