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Malgré l'heure tardive, elle monterait visiter un appartement témoin. Mais elle se rendrait compte qu'elle était chez elle, et que cette peinture de mauvais goût était celle de sa salle de bains. Elle se donnerait un coup de brosse dans les cheveux, elle se laverait les mains. Elle aurait envie d'avoir une foi quelconque et que la prière remplace l'ennui.

Elle irait s'asseoir au salon, elle apprécierait le blanc cassé des murs et elle éprouverait un certain plaisir à être assise sur son canapé, en toute sécurité, sans aucun risque de chuter dans une des nombreuses failles qui parsèment la croûte terrestre. Elle savourerait un instant la vie, elle avalerait sa salive à plusieurs reprises pour mieux la sentir descendre en elle. Elle s'approcherait de la petite lampe. Dorénavant, elle fuirait l'obscurité qui l'entourait d'un blindage et l'isolait du reste des humains. Elle se sentirait capable d'affection, elle donnerait en passant des tapes sur le flanc des chiens. Elle parlerait à ses voisins, s'intéressant à la santé de leurs enfants et à celle de leur lave-linge dont un joint fuirait parfois au cours du rinçage. Elle accepterait d'entrer chez eux pour constater la réalité du dommage, elle en profiterait pour leur proposer de venir prendre un verre.

Elle n'aurait rien à leur servir, à part une douzaine d'olives oubliées au fond d'un pot. Au bout de quelques minutes, ils s'en iraient.

Le lendemain elle achèterait des alcools, elle les boirait seule, préférant le silence de sa chambre vide au caquet de toutes ces personnes qui peuplaient l'immeuble. Verre après verre, elle s'apercevrait qu'elle habiterait volontiers une ville dépourvue d'habitants, avec juste un commerce d'alimentation à l'employé muet comme une carpe. Elle n'éprouverait pas le besoin de tousser ou de rire pour meubler son isolement, elle se demanderait même avec une certaine volupté si le reste du globe n'avait pas été cureté des vivants. Mais quand les stocks du commerçant seraient épuisés, la perspective de mourir de faim l'angoisserait. Elle se jetterait du haut d'un château d'eau. L'épicier placerait son cadavre dans le congélateur de sa boutique. Quelques jours plus tard; la solitude absolue finirait par avoir raison de lui. Il se suiciderait à son tour.

Elle est revenue au salon. Elle ne se suiciderait que si elle en éprouvait un désir aussi fort que celui d'un sexe. Alors elle se jucherait sur une hauteur et tomberait à pic comme un oiseau mort.

Elle est allée prendre un chiffon à la cuisine, bien que la femme de ménage soit passée par là elle avait envie de s'attaquer à tous les meubles, même aux vitres, aux radiateurs, aux poignées de portes. Elle voulait occuper ses doigts, son corps, sa conscience, afin de résister à la tentation de changer d'avis, et de se faire un quadruple petit trou dans la poitrine avec une fourchette ou d'avaler un cocktail de détergents qui la ferait sautiller de douleur toute la nuit.

Elle a jeté le chiffon par terre. Elle se sentait joyeuse, c'était une obligation, un devoir, au même titre que de se tenir debout ou de laisser respirer ses poumons. Elle souriait à l'écran de télévision éteint qui la reflétait plus ou moins. Elle se mettait au lit, respirant son odeur sous la couette comme si elle allait la conduire à un secret blockhaus intérieur où elle serait enfin à l'abri de son angoisse. Elle se relevait, elle ouvrait la fenêtre. La rue se découpait nettement, avec la cible du trottoir luisant sous un lampadaire. Elle aurait aimé que des gens sautent avec elle de toutes les fenêtres à la fois.

Elle faisait le tour de l'appartement, comme si elle s'attendait à retrouver quelque part une connaissance oubliée là depuis des lustres avec qui elle aurait pu entamer une conversation. Elle lui aurait dit que depuis une quinzaine de jours elle avait trouvé le bonheur. Elle vivait seule, mais hilare. Un rien suffisait à sa joie, un pigeon sur le capot brûlant d'une voiture, un enfant dans les bras d'une mère au front grêlé, ou simplement le bruit d'une dispute dans l'appartement d'à côté. La nuit, elle n'avait qu'à se coucher pour s'endormir aussitôt et faire un rêve structuré, sonorisé, qui lui procurait un plaisir intense. Au matin, la réalité recommençait, avec toute cette lumière, ces rues nettoyées au jet d'eau, ces gens émerveillés dans les boutiques aux marchandises brillantes, et la bonne humeur sur les visages comme des masques de carnaval. Elle était heureuse de vivre à cette époque précisément, aujourd'hui plutôt qu'hier ou dans vingt-cinq siècles. Les minutes présentes l'exaltaient.

Elle s'apercevait qu'il n'y avait personne. Elle imaginait le bonheur de recevoir jour et nuit un défilé d'amis qui lui dresseraient l'inventaire de leur vie, la faisant rire de leurs déboires. Ils lui raconteraient les scènes qui s'étaient déroulées à leur travail, dans le bus, ou dans la chambre conjugale imprégnée de cette odeur indéfinissable contre laquelle l'aération ne pouvait rien. Certains seraient èlégants comme des perroquets, d'autres porteraient des chaussures trouées et auraient un accent faubourien qu'elle trouverait drôle. Elle s'endormirait au milieu d'une conversation, et à son réveil elle mettrait tout le monde dehors. Mais si elle changeait d'avis, elle n'aurait qu'à rouvrir sa porte pour qu'ils réinvestissent en cohorte l'appartement.

Quand elle en serait lasse à nouveau, elle appellerait la police et ils gagneraient le commissariat menottes aux poignets. On refuserait de l'emmener avec eux, elle resterait assise sur le canapé à respirer l'ennui. Elle aurait des regrets, il ne lui resterait plus personne avec qui échanger des paroles. Elle pourrait parler seule, mais le silence qui s'ensuivrait n'aurait pas le même charme que des mots encore tièdes issus d'un être vivant qui vous donne la réplique.

Elle irait fouiller le placard de la cuisine dans l'espoir de retrouver quelqu'un qui se serait caché là avant l'arrivée des forces de l'ordre. Elle se serait contentée d'un fragment d'humain, une oreille, une bouche et les accessoires indispensables pour les faire fonctionner dans le cadre d'une conversation. Elle lui aurait dit je regrette sincèrement que votre corps soit si réduit, et pourtant je ne suis pas plus heureuse d'occuper un espace plus grand. Vous voulez que je vous porte jusqu'au petit fauteuil du salon, ou vous préférer mariner dans un fond d'eau.

Elle ne trouverait rien, pas même un insecte mort les pattes en l'air derrière le frigo. Elle inspecterait la chambre, il y aurait de la poussière sous l'armoire et elle s'apercevrait que la pendulette n'était pas à l'heure. Si elle avait trouvé un couple dans son lit, elle leur aurait demandé d'attendre un peu avant de partir. Comme ils resteraient figés l'un contre l'autre, elle se déshabillerait et se joindrait à eux afin de rompre la glace. Ils fuiraient son contact, ils chercheraient leurs habits dispersés dans toute la pièce. Ils disparaîtraient sans qu'elle sache jamais comment ils étaient apparus.

Mais le lit serait vide, il porterait seulement l'empreinte un peu morbide de son corps sur le drap vert comme de la mousse. Elle aurait pu lui adresser la parole afin d'en savoir plus sur sa condition de faux pli, alors que d'autres sont une tache de calcaire, ou une coulure de peinture dans l'encadrement d'une porte.

Elle s'est brossé les dents, elle a mis un peu d'eau de toilette dans ses cheveux. Elle aurait aimé se maquiller côte à côte avec une autre femme, échangeant produits et potins. Elle lui aurait raconté qu'elle s'était disputée avec sa mère, et l'autre lui aurait confié son dégoût pour son père qui l'empêchait de fermer la porte de sa chambre alors qu'elle avait déjà des seins.

Aujourd'hui encore, chaque soir avant de s'endormir elle prenait la peine de souhaiter sa mort. D'une manière générale, elle n'aimait pas les parents quels qu'ils soient. Elle n'aurait jamais d'enfant, elle se méfiait même des objets auxquels on s'attachait et qu'on transmettait tout crasseux à sa mort. Elle se plaindrait de la piètre qualité du mascara et du miroir taché d'éclaboussures de dentifrice. Elle lui dirait qu'elle était obligée de s'en aller. Elle ne parviendrait pas à la retenir.

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