Elle lui a ouvert la porte. Au lieu de le faire entrer dans la chambre, elle a préféré l'introduire au salon. Il s'est lancé dans une conversation polie, elle répondait à ses questions par des phrases brèves qui lui semblaient se ficher dans la cloison d'en face comme des fléchettes. Elle n'avait pas envie de lui, elle voulait juste poser sa maIn sur son visage, comme pour en prendre l'empreinte aux méplats rugueux et sentir un humain au bout de son bras.
Elle lui a demandé s'il avait toujours un corps aussi musclé. Il a haussé les épaules, elle le prenait pour un autre. Il s'est levé du canapé, il est allé jusqu'à la porte du petit couloir. Il est revenu, il a tourné en rond dans la pièce. Il lui a semblé de plus en plus indéterminé, de plus en plus irréel au fur et à mesure que sa présence se prolongeait. Elle s'en est approchée, elle l'a touché du bout des doigts à l'endroit du cou.
– Tu veux boire une bière?
– Oui.
Elle est allée la lui chercher, elle est revenue. Une fois son verre vidé, il aurait pu l'attaquer et l'abandonner encore gémissante d'un orgasme rapide comme une piqûre de guêpe.
Il s'est mis à l'observer, il était loin de se souvenir d'elle. Le rapport qu'ils avaient eu ensemble deux ans auparavant lui paraissait lointain. Il imaginait sa chair, il pourrait y poser ses mains, son sexe, sa langue, avant de l'achever de quelques coups de bassin. Elle avait même un visage assez bien fait qu'il pourrait regarder pendant l'amour, comme pour s'assurer que rien dans son cerveau de femme ne désapprouvait l'action qu'il exerçait sur sa vulve.
Il a toussé, il a souri. Il a remué son bras gauche, il ne se rendait plus compte de ses gestes. Il a laissé tomber ses yeux sur le vagin présent dans la pièce et perdu sous l'épaisseur des vêtements. Il pouvait s'en servir tout de suite, puis l'utiliser comme alternative régulière à la monotonie de sa vie de famille.
– Sinon, tu es content?
– J'ai encore soif.
Il verrait cette femme prendre de l'âge à mesure que sa fille grandirait, et sans qu'il sache pourquoi la puberté de l'une entraînerait une rupture immédiate avec l'autre. Il se contenterait alors du lit conjugal, et peut-être d'épisodiques relations à l'heure du déjeuner avec une de ses assistantes qui admirerait sa position ascendante au sein de la compagnie.
À cinquante-trois ans, il aurait des jumeaux avec une stagiaire à peine sortie de l'adolescence. Il. refuserait de les reconnaître, elle essaierait de les élever sans lui. Mais un soir elle leur donnerait des coups de marteau pendant leur sommeil. Il serait obligé de comparaître à l'audience, son témoignage serait piteux. Par la suite, sa fille refuserait de l'approcher, même pour une accolade.
Sa femme le supporterait quelque temps, mais elle le trouverait triste, sa joie de vivre serait éteinte et les soirées avec lui deviendraient déprimantes. La nuit, il se lèverait pour boire un verre d'eau, lire un journal, regarder le canal à travers les vitres. Par moments, il se promènerait dans l'appartement sans allumer la lumière, et il lui arriverait une fois de chuter dans le périmètre restreint des toilettes. Il ferait quinze jours de clinique. De retour au bercail il offrirait à sa compagne un visage encore plus mélancolique et défait. Elle lui poserait des questions, il n'y répondrait pas. Elle inviterait des amis pour le distraire, mais dès l'apéritif il se replierait dans son petit bureau sous prétexte d'une envie soudaine de somnoler. Elle organiserait un voyage, il fermerait les yeux tout le temps, ne mangerait rien, chantonnerait même la tête dans les mains pour ne rien entendre des concerts et des opéras qui leur seraient offerts.
En rentrant elle vendrait leur maison à la campagne, elle partagerait leur patrimoine en deux parts égales. Il s'en irait avec son chèque dans la poche de sa veste, ainsi que deux lourdes valises où elle aurait entassé une partie de son linge et de ses costumes.
Il marcherait jusqu'au crépuscule dans l'air de janvier. Il reviendrait chez lui à l'heure du dîner, mais elle lui refuserait l'accès à l'appartement. Il traînerait dehors toute la nuit. Il marcherait sur les quais aux pavés inégaux. Il ferait un vol plané, sa tête s'écraserait, pareille à un œuf au blanc rouge et liquide comme de l'eau.
Elle aurait voulu connaître l'état de sa verge, flasque, avec son réseau de rides, ou au contraire déjà tendue, lisse et prête.
– Je suis venu parce que tu m'as appelé.
– Tu peux repartir.
– J'ai déjà perdu plus d'une heure.
– On va dans la chambre?
– Oui.
Ils se sont déshabillés au pied du lit. Elle a pris sa main, elle l'a posée sur son pubis. Il a compris tout de suite qu'il ne voulait pas d'elle, qu'il aurait préféré encore coucher avec son épouse. Il a remis ses
vêtements, il a fait couler de l'eau dans la salle de bains. Il a renoué sa cravate devant le miroir. Il lui a dit que l'air était trop sec, qu'il se méfiait du beau temps qui desséchait l'organisme. Elle lui a répondu qu'il y avait eu un orage dans l'après-midi.
Il lui a dit au revoir. En rentrant chez lui, il a été obligé de s'arrêter sur le bord de la route. La tête lui tournait comme s'il allait s'évanouir. Plus tard dans la soirée, après avoir dîné avec sa femme, il s'est rendu compte lors d'un passage aux toilettes qu'il avait éjaculé dans son slip.
Nue sur le lit, elle pleurait. Elle voyait les morceaux de sa vie juxtaposés devant elle comme les lames d'un parquet immense. Avec le chagrin, remontaient les souvenirs d'enfance, et aucun ne lui plaisait. Elle cherchait à les attraper avec ses doigts, elle les aurait dilués dans le lavabo. Elle en aurait rempli une bouteille qu'elle aurait fracassée avec jubilation contre un mur.
Elle se levait, elle évitait son reflet dans la glace et les carreaux en céramique. Elle s'aspergeait d'eau, elle se faisait un shampooing comme si elle avait le secret espoir qu'il pénètre à l'intérieur et nettoie ses humeurs noires. Elle se séchait en essayant de se trouver plus gaie, en projetant une sortie qui lui fasse oublier l'humiliation de ce début de soirée. Sa mère accepterait d'aller avec elle au cinéma, en sortant elles auraient une conversation dans un café, la dispute qui s'ensuivrait lui changerait les idées et elle rentrerait chez elle soulagée.
Elle marcherait en souriant et plusieurs hommes l’aborderaient. Elle croirait voir de la neige tomber et un rayon de soleil se réveiller dans la nuit. Elle aurait envie de rencontrer cette fille aux jambes arquées avec qui elle allait à l'école autrefois. Elle lui dirait sûrement qu'elle n'avait pas de mari, mais que son bébé lui suffisait. Elle l'emmènerait chez elle pour le lui montrer. Peu à peu d'anciennes aigreurs remonteraient à la surface, et elles se disputeraient au-dessus du berceau. Elle s'en irait en claquant la porte de toutes ses forces dans l'espoir de réveiller le gamin encore endormi malgré leurs cris. Quand elle serait dans la rue, elle aurait envie de remonter la griffer. Elle se vengerait sur une femme volumineuse qu'elle accuserait d'encombrer le trottoir avec ses kilos superflus.
Il neigerait, cette fois par bourrasques. Elle se plierait en deux derrière un camion en stationnement pour essayer de s'abriter. Elle se rappellerait d'un bonhomme de neige sans chapeau ni visage que des élèves avaient fait un hiver dans la cour de récréation. Elle se redresserait, elle se demanderait pourquoi il neigeait encore sur le pare-brise de certaines voitures et pas ailleurs. Elle continuerait à marcher en direction de son domicile. Son cerveau persisterait à injecter l'image qu'il lui donnait de la voie publique de phénomènes météorologiques inexistants. Elle essuierait un petit orage, la foudre tombant dans le caniveau à quelques mètres d'elle, et de grosses gouttes de pluies inondant ses joues.