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En attendant, elle devait s'échapper de cette nuit de solitude qui était en train de se former doucement autour d'elle. Le téléphone constituait une issue de secours, elle pouvait le solliciter encore une fois pour obtenir une présence. Elle accepterait même de s'agréger à un couple de biologistes qui évoquerait toute la soirée une molécule dont les performances lui seraient inconnues. À moins qu'elle n'entre en contact avec un vieillard pervers qu'elle inviterait de mauvaise grâce à venir la voir. Elle le surprendrait en train de fouiller la poubelle de la salle de bains. Elle le mettrait dehors, mais il l'attaquerait sur le palier et elle pousserait un cri en s'enfermant chez elle à double tour comme pour se protéger du loup.

Si elle ne trouvait personne, elle mettrait de la musique. Elle aurait un verre à la main, elle sourirait. Elle danserait seule autour des meubles. Elle monterait le son, elle fredonnerait, elle donnerait des coups de pied partout. Le gardien monterait lui dire que les voisins se plaignaient. Elle le ferait entrer. Il n'aurait qu'une trentaine d'années, elle déciderait de s'en faire un ami. Elle l'assiérait sur un fauteuil, elle lui dirait nous nous sommes sans doute croisés dans l'entrée. Il n'oserait pas répondre.

– Vous êtes marié?

Il ferait non avec la main. Elle déciderait de vivre avec lui. Elle mettrait quelques affaires dans un sac, et elle s'installerait dans la loge en pleine nuit. Elle passerait plusieurs semaines couchée à regarder l'image d'un grand téléviseur installé face au lit. Puis, elle ferait quelques pas dans la cuisine où les casseroles rouges pendues au mur lui sembleraient au bord de l'hémorragie. Elle regarderait la rue à travers la petite fenêtre ovale, elle n'aurait aucune envie de sortir, de retrouver la sensation du trottoir sous son pied et le frôlement des gens qui filent dans les deux sens.

Elle s'assiérait devant la table, à côté de l'évier, sans autre divertissement que le bruit d'un jeu télévisé qui proviendrait de la chambre. Elle percevrait aussi le bruit de son propre souffle qu'elle s'amuserait à précipiter puis à ralentir à son gré. Elle se demanderait si elle pouvait devenir sa seule occupation, son unique passe-temps.

Elle l'entendrait arriver avec son pas lourd, il ouvrirait la porte. Elle lui en voudrait d'arborer ce sourire perpétuel, alors qu'elle lui infligerait un visage fermé, aux coins de la bouche parfois tirés vers le bas. Il ferait les courses, le ménage, la 'huit il dormirait sur un petit matelas. Elle l'obligerait à travailler à l'extérieur pour lui acheter des chaussures qu'elle aurait plaisir à essayer seule, loin des regards. Quand elle en aurait assez, il devrait les mettre aux ordures sans protester.

Elle lui dirait je m'ennuie tellement avec toi, il poserait sa main comme une visière au-dessus de ses yeux comme si elle l'éblouissait. Elle le mettrait à la porte. Durant des semaines il dormirait dans un couloir. Un jour, il sonnerait pour venir prendre des vêtements restés au fond de la penderie. Il n'obtiendrait pas de réponse. Il finirait par s'enhardir et pénétrer à l'intérieur. Elle se serait suicidée la veille. Le cadavre l'affolerait, il ameuterait tout l'immeuble. On le renverrait quinze jours après. Il serait remplacé par la mère d'une petite fille de huit ans qui inspirerait davantage confiance aux locataires.

Elle s'est passé la main dans les cheveux, elle a mis son manteau. Elle se disait dans l'ascenseur que la nuit ne serait pas froide. Elle marcherait plus longtemps que d'habitude avant de rentrer se coucher. Elle aimait mener cette vie, elle n'était pas insupportable, ni absurde. Elle acceptait même la solitude comme un apprentissage, une ascension vers un sommet, un ciel dont elle n'avait pas encore la moindre idée.

Dehors, il y avait un vent glacé qui perçait l'étoffe des habits. Elle avait déjà perdu son enthousiasme. Au carrefour, elle a cru qu'on la suivait. Elle a couru, elle s'est réfugiée près d'un camion qui distribuait des repas aux gens dans le besoin. Elle n'était pas habillée comme les autres, pourtant on lui a tendu un sandwich avec un gobelet de soupe chaude qui lui a brûlé les doigts. Elle n'avait pas faim, elle aurait voulu faire profiter quelqu'un de sa ration. Mais chacun était trop concentré sur la déglutition de ses aliments pour faire attention à elle. Elle a tout jeté dans une bouche d'égout.

Elle a adressé la parole à une femme, elle lui a raconté qu'on l'avait suivie. Elle avait déjà un certain âge, il lui restait un beau visage, elle était vêtue d'un manteau taché au col. Elle n'avait personne d'autre au monde à qui causer à cet instant-là. La femme ne l'écoutait pas, elle portait sans cesse son gobelet vide à ses lèvres et elle s'éloignait d'elle à reculons. Elle était obligée de la rejoindre et de relancer la conversation en haussant le ton. La femme ne disait pas un mot, mais elle restait dans son axe.

Le camion caritatif est reparti, les derniers nécessiteux ont fini par se disperser. Elle est restée avec la femme. Elle reculait toujours et ne proférait aucun son. Elle avait envie qu'elles restent ensemble, elle se sentait moins seule en sa présence.

Elle avait peut-être un domicile où elle se terrait des semaines entières, avec du pain dur et l'eau d'un robinet qui gouttait à peine. Elle vivait en fraude dans cette maison où les copropriétaires croyaient que son lieu faisait partie de l'épaisseur d'un mur des caves. Ses seules sorties étaient nocturnes et avaient pour seul but de récolter sa pâture. Elle soulevait les couvercles des poubelles, elle trouvait du pain intact et des petits fromages pour enfant encore emballés dans leur papier rouge. Elle rentrait chez elle le ventre plein. La digestion lui procurait un sommeil de onze heures d'affilée. Elle était parfois heureuse en s'apercevant que le robinet coulait plus fort, qu'il lui permettait de mieux se rafraîchir et qu'elle pouvait presque envisager de se servir de cette eau pour faire sa toilette.

Un jour elle ne retrouverait plus la porte de son repaire, un maçon l'aurait muré sur ordre du syndic. À l'intérieur, resteraient un peu de nourriture et quelques pièces de monnaie dissimulées sous un morceau de ciment détaché du mur. Elle ne saurait pas à qui les réclamer, elle s'en irait. Elle aurait à chaque main un sac en plastique rempli de vieux journaux et de bouteilles vides.

Elle n'aurait pas assez d'audace pour monter sans ticket dans un autobus. Elle marcherait jusqu'à la nuit avant d'atteindre le grand immeuble en béton où habiterait sa sœur. Elles ne se seraient jamais bien entendues, elles éviteraient toujours de se parler trop longtemps. Mais elle l'aurait hébergée plusieurs fois, elle lui aurait même donné des vêtements et des médicaments pour soigner un mauvais rhume.

Par manque de place, elles seraient obligées de dormir dans le même lit. Elles laisseraient un espace entre leurs corps, et de crainte d'entrer en contact elles auraient un sommeil absolument immobile. Pendant que sa sœur serait à son travail, elle resterait à la maison. Elle n'oserait pas toucher aux commandes du téléviseur, ni à la porte du frigo. Elle se mettrait sur le balcon, regardant les autres tours aux balcons encombrés de vélos ou de machines à coudre hors d'usage et la forêt dans le lointain.

Elle verrait les gens garer leur voiture, marcher vers les halls d'entrée. Elle sentirait qu'elle n'aurait jamais comme eux la force de suivre plusieurs fois par jour un parcours délimité à l'avance. Sa sœur rentrerait fatiguée, avec souvent un mal de dos qui l'obligerait à prendre un antalgique. Elle poserait sur la table de la cuisine deux petites tranches de viande dans une barquette en plastique, et elles entreprendraient de les faire cuire, pelant trois ou quatre pommes de terre en guise d'accompagnement.

Le dîner achevé, sa sœur irait se coucher tout de suite. Pendant qu'elle dormirait, elle ferait la vaisselle, laverait le sol, étendrait la serpillière à la fenêtre. Parfois, sa sœur préférerait dormir seule à cause d'une migraine. Elle en serait réduite à se coucher sur trois coussins dans le salon exigu. Le volet roulant serait coincé depuis une dizaine d'années, la pièce baignerait toute la nuit dans la clarté de la cité. Le brouhaha des discussions monterait jusqu'à elle.

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