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– Je vous remercie de cette remarque, Henriette; mais n'auriez-vous pas pu la garder pour vous seule ou me l'adresser à moi-même, au lieu d'en faire part à quatre petites filles?

– Crois-tu que j'eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte? Allons donc! quand il n'est question que de toi dans tout le département depuis deux mois! Mais je vois que tout cela te fâche, nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.

– Non, dit Geneviève; je me sens mieux, et je vais me mettre à travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette Je crois que tu as fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant ne t'en inquiète plus. Je ne m'exposerai plus à être insultée; et, en vivant libre et tranquille chez moi, il me sera fort indifférent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y passe.

– Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t'en prie, écoute un bon conseil…

– Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève en l'embrassant d'un air un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu'elle eût à se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait trop bon coeur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute rencontre; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent, comme elle le disait elle-même, victime de la calomnie, et elle ne se méfiait pas assez d'un certain plaisir involontaire en voyant Geneviève, dont la gloire l'avait si longtemps éclipsée, tomber dans la même disgrâce aux yeux du public.

Geneviève, restée seule, s'aperçut que la franchise d'Henriette lui avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un profond dédain pour les basses attaques dont elle était l'objet. Deux mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d'être ignorée et oubliée, n'eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs. Mais depuis qu'une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu'elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les plus importants étaient les plus sots, et où elle ne trouvait à aucun étage un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l'effervescence d'un cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu'elle avait le vertige et ne voyait plus très-clairement ce qui se passait au-dessous d'elle.

Elle se persuada que les clameurs d'une populace d'idiots ne monteraient pas jusqu'à elle, et qu'elle était invulnérable à de pareilles atteintes. Elle aurait eu raison s'il y avait au ciel ou sur la terre une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la répression des impudents; mais elle se trompait, car les justes sont faibles et les impudents sont en nombre. Elle s'assit tranquillement auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de guingan, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie; mais elle n'avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les impressions de l'esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s'éleva au-dessus d'elle-même et de toutes les choses réelles qui l'entouraient, pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle, et tout en s'unissant à ce Dieu dans un transport poétique, ses mains créèrent la fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.

Quand le soleil se fut caché derrière les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l'horizon, Geneviève posa son ouvrage et resta longtemps à contempler les tons orangés du ciel et les lignes d'or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était d'une complexion extrêmement délicate: les émotions de la journée, la surprise, la colère, la fierté, l'enthousiasme, en se succédant avec rapidité, l'avaient brisée de fatigue. Elle s'aperçut qu'elle avait réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les rêveries vagues d'un demi-sommeil et perdit tout à fait le sentiment de la réalité.

X.

Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de L… avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté, non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes érudites de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la foi d'autrui.

Ce jour-là le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce n'était pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de métaphores, et l'amplification fut négligée; le sermon fut donc un peu plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux communs qui furent débités d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore, et sans le moindre lapsus linguae. On sait qu'en province le lapsus linguae est l'écueil des orateurs, et qu'il leur importe peu de manquer absolument d'idées, pourvu que les mots abondent toujours et se succèdent sans hésitation.

Henriette fut donc émue et entraînée, d'autant plus que le sujet du sermon s'appliquait précisément à la situation de son coeur. Ce coeur n'avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé, Henriette résolut d'aller trouver son amie, et de réparer, autant qu'il serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses, moitié amères, avaient dû lui causer.

Elle prit à peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée; elle crut que Geneviève était sortie; mais au moment de s'en aller une autre idée lui vint: elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant, et elle regarda à travers la serrure.

Mais elle ne vit qu'une chandelle qui achevait de se consumer dans l'âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans l'appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt. Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui répondre; et tandis qu'elle se rendormait avec l'apathie que donne la fièvre, la bonne couturière se hâta d'aller chercher les couvertures de son propre lit pour l'envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagné dans sa journée, et, s'installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.

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