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– Doucement! doucement! dit Geneviève; je ne te demande vengeance contre personne et je ne me crois pas offensée.

– Ah! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile de m'en faire un secret; je sais tout ce qui s'est passé; il y a assez longtemps que j'entends comploter l'affront qui t'a été fait. Ces belles demoiselles ne cherchaient qu'une occasion, et tu as été au-devant de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c'est, Geneviève, de vouloir sortir de son état! Si tu n'avais jamais fréquenté que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé. Non, non, ce n'est pas parmi nous que tu aurais été insultée; car nous savons toutes ce que c'est que d'avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime en effet que d'avoir un amant! Et toutes ces princesses-là en ont bien deux ou trois! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour.

Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu'elle faillit se trouver mal. Elle s'assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent aussi pâles que ses joues.

«Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec toute la sincérité de son indiscrète amitié; le mal n'est pas sans remède; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence; tu en avais tant autrefois! Comment as-tu fait pour la perdre si vite?

– Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions; mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade.

– Eh bien! eh bien! je vais t'aider. Comment! je te quitterais dans un pareil moment! Non pas, certes! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître tes vraies amies; tu as trop compté sur les demoiselles à grande éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sûre. On n'apprend pas à avoir bon coeur, cela vient tout seul; et il n y a pas besoin d'avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine ton lit? quelle tisane veux-tu boire?

– Rien, rien, Henriette; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.

– Il faut cependant te soigner! Veux-tu te laisser surmonter par le chagrin? Pauvre Geneviève! elles ont donc été bien insolentes, ces bégueules? Qu'est-ce qu'on t'a dit? Raconte-moi tout; cela te soulagera.

– Je n'ai vraiment rien à raconter; on ne m'a rien dit de désobligeant, et je ne me plains de personne.

– En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du mal qu'on te fait. Si tu savais comme on te déchire! quelle haine on a pour toi!

– De la haine! de la haine contre moi? Et pourquoi, au nom du ciel?

– Parce qu'on est enchanté de trouver l'occasion de te rabaisser. Tu excitais tant de jalousie dans le temps où on disait: Geneviève première et dernière. Geneviève sans reproche. Geneviève sans pareille! Ah! que d'ennemies tu avais déjà! mais elles n'osaient rien dire: qu'auraient-elles dit? Aujourd'hui elles ont leur revanche: Geneviève par-ci, Geneviève par-là! Il n'y a pas de filles perdues qu'on n'excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d'elles. Ah! cela devait arriver: tu étais montée si haut! A présent on ne te laisse pas descendre à moitié; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi? tu es peut-être aussi sage que par le passé; mais on ne veut plus le croire; on est si content d'avoir une raison à donner! C'est une infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C'est incroyable! Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant; eh bien! ils sont tous tes ennemis; ils disent que ce n'était pas la peine de faire tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur parce qu'il est noble et qu'il parle latin. J'ai beau leur dire qu'il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu'il t'épousera. Ah! bah! ils secouent la tête en disant que les marquis n'épousent pas les grisettes.-Car, après tout, disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son père était ménétrier, et sa mère faisait des gants; sa tante allait chez les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-soeur est encore repasseuse de fin à la journée.

– Tout cela n'est pas bien méchant, dit Geneviève; je ne vois pas en quoi j'en puis être blessée. Après tout, qu'importe à ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste? Si les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s'en plaindre? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi? A qui ai-je jamais fait du mal?

– Ah! ma pauvre Geneviève! c'est bien à cause de cela: c'est qu'on sait que tu es bonne et qu'on ne te craint pas. On n'oserait pas m'insulter comme on t'a insultée aujourd'hui; on sait bien que j'ai bec et ongles pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses pierres dans mon jardin, tandis qu'on en jette dans tes fenêtres et qu'un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi!

– Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu'on essaie de me faire. Vous êtes bien bonne pour moi; mais vous l'auriez été encore davantage si vous ne m'aviez pas appris toutes ces mauvaises nouvelles… Je ne les aurais peut-être jamais sues…

– Tu te serais donc bouché les oreilles? car tu n'aurais pas pu traverser la rue sans entendre dire du mal de toi; et quand même tu aurais été sourde, cela ne t'aurait servi à rien; il aurait fallu être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les figures. Ah! Geneviève! tu ne sais pas ce que c'est que la calomnie. Je l'ai appris plusieurs fois à mes dépens!… et je te plains, ma petite!… Mais j'ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises langues à se taire.

– En parlant plus haut qu'elles, n'est-ce pas? dit Geneviève en souriant.

– Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, répondit Henriette un peu piquée. Tu aurais été plus sage si tu avais fait comme moi, ma chère.

– Et qu'appelles-tu jouer jeu sur table?

– Agir hardiment et sans mystère, se servir de sa liberté et narguer ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu'un et n'en pas rougir; car, après tout, n'avons-nous pas le droit d'accepter un galant en attendant un mari?

– Eh bien, ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que je me sois servi de ce droit réservé aux grisettes et que j'aie les sentiments qu'on m'attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle tant de scandale?

– Ah! c'est que tu n'y as pas mis de franchise; tu as eu peur, tu t'es cachée, et l'on fait sur ton compte des suppositions qu'on ne fait pas sur le nôtre.

– Et pourquoi? s'écria Geneviève, irritée enfin; de quoi me suis-je cachée? de qui pense-t-on que j'aie peur?

– Ah! voilà, voilà ton orgueil! c'est cela qui te perdra, Geneviève. Tu veux trop te distinguer. Pourquoi n'as-tu pas fait comme les autres? pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme, ne t'es-tu pas montrée avec lui au bal et à la promenade? pourquoi ne t'a-t-il pas donné le bras dans les rues? pourquoi n'as-tu pas confié à tes amies, à moi, par exemple, qu'il te faisait la cour? Nous aurions su à quoi nous en tenir; et, quand on serait venu nous dire: «Geneviève a donc un amoureux?» nous aurions répondu: «Certainement! pourquoi Geneviève n'aurait-elle pas un amoureux? Croyez-vous qu'elle ait fait un voeu? Êtes-vous son héritier? Qu'avez-vous à dire?» Et l'on n'aurait rien dit, parce que, après tout, cela aurait été tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande réputation de vertu et en même temps écouter les douceurs d'un homme, tu as gardé ton petit secret fièrement, tu as accordé des rendez-vous aux Prés-Girault. Tu as beau rougir, pardine! tout le monde le sait, va! Ce grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d'autre métier que de boire et de bavarder, t'a suivie un beau matin. Il a vu M. André de Morand qui t'attendait au bord de la rivière et qui est venu t'offrir son bras, que tu as accepté tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la semaine le bourrelier t'a vue sortir à la même heure et rentrer tard dans le jour. Il n'était pas bien difficile de deviner où tu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors on a dit: «Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hypocrite, une prude: il faut la démasquer.» Et puis on a vu M. André se glisser par les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que, pour n'être pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de madame Gaudon et arrivait à ta porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela était bien malin! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je savais bien qu'il n'allait pas faire la cour à madame Gaudon, qui a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le coeur. Je disais à ces demoiselles: «Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au bal et de danser toute une nuit avec M. André que de le faire entrer chez elle par-dessus les fossés?»

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