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Quand elles rentrèrent, elles trouvèrent en effet le malicieux campagnard qui feignait de dormir en écrasant les précieux chiffons; elles le maudirent mille fois et prononcèrent, assez haut pour qu'il l'entendît, les mots de vieil ivrogne.

«Fort bien! disait Henriette d'un ton aigre, il faut de la dentelle à M. le marquis pour dormir en cuvant son vin!

– Ma foi! disait Joseph en se pinçant le nez pour ne pas éclater de rire, je trouve la chose singulière et si drôle qu'il m'est impossible de m'en affliger. Vraiment! c'est dommage de réveiller ce bon marquis quand il dort si bien, l'aimable homme!

En parlant ainsi, Joseph secouait doucement la main du marquis. Celui-ci feignit longtemps de ne pouvoir se réveiller. Enfin il se décida à quitter le canapé et à laisser les grisettes ramasser les débris de leur toilette; dans quel état, hélas!… Henriette écumait de rage. M. de Morand feignit de ne s'apercevoir de rien. Il prit le bras de Joseph et sortit sous prétexte de le mener a son pressoir. Mais sa véritable vengeance ne tarda pas à éclater. Le soleil était couché, on parla de retourner à la ville; la patache de Joseph se trouva prête devant la porte aussitôt qu'il l'eut demandée. «Prends mes soeurs et Geneviève, dit Joseph à André, et monte dans ma patache; je me charge des grisettes et du char à bancs. Va, pars tout de suite; car si tu restes là et que ton père ait de l'humeur, cela tombera sur toi, tandis qu'il n'osera pas me faire de difficultés. Va-t'en vite.»

André ne se le fit pas répéter; il offrit la main à ses compagnes de voyage, prit les rênes et disparut. Il était à cinq cents pas, que Joseph attendait encore le char à bancs sur le seuil de la maison. Il avait glissé quelque monnaie dans la main du garçon d'écurie en lui disant d'amener son équipage; mais l'équipage n'arrivait pas, le garçon d'écurie ne se montrait plus, et le marquis avait subitement disparu. Au bout d'un quart d'heure d'attente, Joseph prit le parti d'aller à l'écurie: elle était vide; il chercha le char à bancs sous le hangar: le hangar était désert; il appelle, personne ne lui répond. Il parcourt la ferme, et trouve enfin le garçon d'écurie qui semble accourir tout essoufflé et qui lui répond avec toute la sincérité apparente d'un paysan astucieux: «Hélas! mon bon monsieur, il n'y a ni char à bancs ni cheval; le métayer est parti avec pour la foire de Saint-Denis qui commence demain matin; il ne savait pas qu'on en aurait besoin au château. M. le marquis lui avait dit hier de les prendre s'il en avait besoin… Qu'est-ce qui savait? qu'est-ce qui pouvait prévoir…?

– Mille diables! s'écria Joseph, il est parti! et depuis quand? est-il bien loin?

– Oh! monsieur, dit le garçon en souriant d'un air piteux, il y a plus de deux heures! il doit être à présent auprès de L… s'il ne l'a point dépassé.

– Eh bien! dit Joseph, c'est une histoire à mourir de rire! Et il alla rejoindre les grisettes sans s'affliger autrement d'un événement qui devait les transporter de colère. Henriette jeta les hauts cris; elle refusa de croire au départ du métayer; elle maudit mille fois la malice du marquis; elle le chercha dans toute la maison pour lui faire des reproches, pour lui demander s'il n'avait pas un autre cheval et une autre voiture; le marquis fut introuvable. Le garçon d'écurie se lamenta d'un air désespérant sur ce fâcheux contre-temps. Enfin il fallut prendre un parti; le jour baissait de plus en plus, il fallut partir à pied et entreprendre, à l'entrée de la nuit, une promenade de trois lieues, par des chemins assez rudes et avec des bonnets et des fichus en marmelade. Les grisettes pleuraient, et Henriette en fureur faisait de durs reproches à Joseph sur son insouciance. Celui-ci se résignait de bonne grâce à lui offrir son bras jusqu'à la ville; elle le refusa d'abord avec dépit, et l'accepta ensuite par lassitude. Elles s'en allèrent ainsi clopin-clopant, se heurtant les pieds contre les cailloux et détestant dans leur âme l'abominable marquis, auteur de leur désastre, tandis que celui-ci, enfermé dans sa chambre et plongé dans le duvet, fredonnait en s'endormant un vieil air, à la mode peut-être dans sa jeunesse: Allez-vous-en, gens de la noce, etc.

VII.

De leur coté, André et Geneviève et mesdemoiselles Marteau continuaient paisiblement leur route sans entendre les cris de détresse dont Joseph, à tout hasard, faisait retentir la plaine. Enfin une des petites filles ayant laissé tomber son sac, André arrêta le cheval et descendit pour chercher dans l'obscurité l'objet perdu. Pendant ce temps il lui sembla entendre mugir au loin une voix de stentor qui prononçait son nom. Il consulta ses compagnons, et Geneviève décida qu'il fallait retourner en arrière, parce qu'un accident était probablement arrivé aux voyageurs du char à bancs. André obéit, et, au bout de dix minutes, il rencontra les tristes piétons qui gagnaient le haut de la colline. Henriette voulut raconter la malheureuse aventure; mais, suffoquée par sa colère, elle s'arrêta pour respirer, et Joseph, profitant de l'occasion, se mit à raconter à sa manière. Il déclara que c'était un plaisant tour du marquis, et que ces demoiselles l'avaient bien mérité pour la manière dont elles s'étaient comportées dans le verger.

«C'est une infamie! s'écria Henriette; votre marquis est un vieil avare, un sournois et un ivrogne.

– Allons, allons, interrompit Joseph impatienté, vous oubliez que vous parlez devant son fils et qu'il est trop poli pour vous donner un démenti; mais, si vous étiez un homme, jarni Dieu!…

– Et c'est parce que M. André ne peut pas imposer silence à une femme, dit Geneviève assez vivement, que l'on ne doit pas abuser de sa politesse et lui faire entendre un langage qu'il ne peut supporter sans souffrir. Allons, Henriette, calme-toi, prends ma place dans la voiture; tâchez de vous y arranger toutes, et de prendre seulement la petite Marie sur vos genoux. Pour nous, qui avons fait la moitié de la route en voiture, nous ferons bien le reste à pied, n'est-ce pas, ma chère Justine?

La chose fut bientôt convenue. Joseph voulut un instant faire les honneurs de sa voiture à André et achever la route à pied; mais il comprit bien vite qu'André aimait beaucoup mieux accompagner Geneviève, et il prit sa place dans la patache, qui continua le voyage au pas. André offrit son bras à Justine Marteau, afin d'avoir l'occasion d'offrir l'autre à Geneviève au bout de quelques minutes; mais à peine l'eut-elle accepté qu'André, qui se croyait fort en train de dire les choses les plus sensées du monde, ne trouva plus même à placer un mot insignifiant pour diminuer le malaise d'un silence qui dura près d'un quart d'heure sans aucune cause appréciable.

Ce fut mademoiselle Marteau qui le rompit la première, dès qu'elle eut fini de penser à autre chose; car elle était préoccupée, soit de la pensée de son trousseau, soit de celle de son fiancé. «Eh bien! dit-elle, qu'avons-nous donc tous les trois à regarder les étoiles?

– Je vous assure, répondit André, que je ne pensais pas aux étoiles, et que je les regardais encore moins. Et vous, mademoiselle Geneviève?

– Moi, je les regardais sans penser à rien, répondit-elle.

– Permettez-moi de ne pas vous croire, reprit André; je suis sûr, au contraire, que vous réfléchissez beaucoup et à propos de tout.

– Oh! oui, je réfléchis, répondit-elle; mais je n'en pense pas plus pour cela, car je ne sais rien, et quand j'ai bien rêvé, je n'en suis pas plus avancée.

– Cela est impossible. Quand vous regardez les étoiles, vous pensez à quelque chose.

– Je pense quelquefois à Dieu, qui a mis toutes ces lumières là-haut; mais comme on ne peut pas toujours penser à Dieu, il arrive que je continue à les regarder sans savoir pourquoi; et pourtant je reste des heures entières à ma fenêtre sans pouvoir m'en arracher. D'où cela vient-il? Sans doute les étoiles font cet effet-là à tout le monde: n'est-ce pas Justine?

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