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Le marquis, tout étourdi d'un pareil discours et de l'apparition de toutes ces jeunes et jolies figures qui semblaient se multiplier par enchantement à chaque période de Joseph, ne put trouver de prétexte à son ressentiment. La demande inopinée d'un dîner ne le contraria pas trop. Il était honorable, et en effet il avait des prétentions à la galanterie. Il prit le parti d'offrir un bras à mademoiselle Marteau, et l'autre à Geneviève, qu'à sa jolie tournure il prit pour une personne de la meilleure société; et, priant poliment les autres de le suivre, il les conduisit à la salle à manger, où, en attendant le repas qu'il ordonna sur-le-champ, il leur fit servir des fruits et des rafraîchissements.

André, charmé de voir les choses s'arranger aussi bien, prit courage et fit lui-même les honneurs de la maison avec beaucoup de grâce. Son père le laissa faire, quoiqu'il jetât sur lui de temps en temps un regard de travers. Le hobereau n'était point avare et voulait bien offrir tout ce qu'il possédait; mais il voulait le faire lui-même et ne pouvait souffrir qu'un autre, fût-ce son propre fils, touchât une fleur sans sa permission.

André conduisit Geneviève à un petit jardin botanique qu'il cultivait dans un coin du grand verger de son père. Geneviève prit tant d'intérêt à ces fleurs et aux explications d'André, qu'elle oublia tout le reste et s'aperçut en rougissant, lorsque la cloche du dîner sonna, qu'elle était seule avec lui, que le reste de la société était bien loin dans le fond du verger.

L'affabilité du marquis se soutint assez bien pendant tout le temps du dîner: même au dessert il s'égaya jusqu'à adresser quelques lourdes fadeurs aux beaux yeux d'Henriette et aux jolies petites mains blanches de Geneviève. Joseph était un convive excellent, un vigoureux buveur, capable de tenir tête à toute une noce depuis midi jusqu'à trois heures du matin, et jamais maussade après boire, point querelleur, point casseur d'écuelles, incapable de méconnaître ses amis dans l'ivresse. Il se conduisit si bien cette fois, et sans cesser d'être aux petits soins pour les dames, il fit si bien fête au petit vin de la côte Morand, que le marquis sortit de table la joue enluminée, l'oeil brillant et la mâchoire lourde. Joseph croyait avoir triomphé de sa colère et s'applaudissait intérieurement de son habileté; mais André, qui connaissait mieux son père, augurait moins bien de cet état d'excitation. Il savait que jamais le marquis n'avait une clairvoyance plus implacable que dans ces moments-là. Il l'observait donc avec inquiétude et s'observait lui-même scrupuleusement, dans la crainte de dire un mot ou de faire un geste qui réveillât les souvenirs confus du cheval et du char à bancs enlevés.

Le marquis jusque-là ne comprenait pas trop clairement en quelle société Joseph et ses soeurs étaient venus le voir. La vérité est qu'il n'avait aucun préjugé, qu'il était poli et hospitalier envers tout le monde; mais il avait une aversion invincible pour les grisettes. Il fallait que ce sentiment eût acquis chez lui une grande violence; car il était combattu par une habitude de courtoisie envers le beau sexe et la prétention de n'être pas absolument étranger à l'art de plaire. Mais autant il aimait à accueillir gracieusement les personnes des deux sexes qui reconnaissaient humblement l'infériorité de leur rang, autant il haïssait dans le secret de son coeur celles qui traitaient de pair à compagnon avec lui sans daigner lui tenir compte de son affabilité et de ses manières libérales. Il consentait à être le meilleur bourgeois du monde, pourvu qu'on n'oubliât point qu'il était marquis et qu'il ne voulait pas le paraître.

Les artisanes de L…, avec leur jactance, leurs privilèges et leur affectation de familiarité, étaient donc nécessairement des natures antipathiques à la sienne, et il est très-vrai qu'il les souffrait difficilement dans sa maison. Il ne pouvait supporter qu'elles s'arrogeassent le droit de s'asseoir à sa table sans son aveu, et il ne manquait pas, lorsque sa salle à manger était envahie par ces usurpateurs féminins, de leur céder la place et d'aller aux champs. Ce procédé lui avait aliéné la considération des grisettes les plus huppées, d'autant plus qu'elles voyaient fort bien l'adjoint de la commune, personnage revêtu d'une blouse et d'une paire de sabots, et même le garde champêtre, dignitaire plus modeste, encore admis à l'honneur de boire un verre de vin et de s'asseoir sur un escabeau lorsqu'ils apportaient des nouvelles à l'heure où le marquis finissait son souper. Cette préférence envers des paysans leur paraissait l'indice d'un caractère insolent et bas, tandis qu'elle était au contraire le résultat d'un orgueil très-bien raisonné.

Quoique Henriette et ses ouvrières eussent été fort bien traitées cette fois, il leur restait un vieux levain de ressentiment contre les manières habituelles du marquis envers leurs pareilles. La présence de mademoiselle Marteau, les manières douces d'André, le maintien grave et poli de Geneviève leur avaient un peu imposé pendant le dîner. Aussi en sortant de table, leur nature bruyante et indisciplinée reprenant le dessus, elles se répandirent dans le verger en caracolant comme des cavales débridées, et, sautant sur les plates-bandes, écrasant sans pitié les marguerites et les tomates, elles remplirent l'air de chants plus gais que mélodieux, et de rires qui sonnèrent mal à l'oreille du marquis. Celui-ci laissa André auprès de Geneviève et de mesdemoiselles Marteau, et, tandis que Joseph prenait sa course de son côté pour aller embrasser mademoiselle Henriette à la faveur d'un jour consacré à la folie, il longea furtivement le mur où ses plus beaux espaliers étendaient leurs grands bras chargés de fruits sur un treillage vert-pomme, et monta la garde autour de ses pêches et de ses raisins. Henriette s'en aperçut, et, décidée à déployer ce grand caractère d'audace et de fierté dont elle tirait gloire, elle coupa le potager en droite ligne et vint à trente pas du marquis remplir lestement son tablier des plus beaux fruits de l'espalier. A son exemple, les grisettes s'élancèrent à la maraude et firent main-basse sur le reste. Ce qui acheva d'enflammer le marquis d'une juste colère, c'est qu'au lieu de détacher de l'arbre le fruit qu'elles voulaient emporter, elles tiraient obstinément la branche jusqu'à ce qu'elle cédât et leur restât à la main, toute chargée de fruits verts qu'elles jetaient avec dédain au milieu des allées après y avoir enfoncé les dents. Moyennant ce procédé aristocratique, au lieu d'une douzaine de pêches et d'autant de grappes de raisin qu'elles eussent pu enlever, elles trouvèrent moyen de mutiler tous les arbres fruitiers et de mettre en lambeaux ces belles treilles si bien suspendues, que le marquis lui-même avait courbées en berceaux et qui faisaient l'admiration de tous les connaisseurs.

Le marquis eut envie de prendre une des branches cassées dont elles jonchaient le sable, et de leur courir sus en les poursuivant comme des chèvres malfaisantes; mais il vit la grande taille de Joseph se dessiner auprès d'Henriette, et, quoique brave, il ne se soucia point d'engager avec lui une discussion qui pouvait devenir orageuse. D'ailleurs il aimait Joseph et voyait bien qu'il n'approuvait pas ce dégât. Il prit un parti plus sage et plus cruel: il alla droit à l'écurie, fit sortir son cheval, atteler le char à bancs et conduire l'un et l'autre à trois cents pas de la maison dans une grange dont il prit la clef dans sa poche; puis il revint d'un air calme et rentra dans le salon. Il n'y trouva personne; mais la Vengeance, qui le protégeait, lui fit apercevoir du premier coup d'oeil quatre ou cinq grands bonnets de tulle et deux ou trois châles de Barèges étalés avec soin sur le canapé. Ces demoiselles avaient déposé là leurs atours pour courir plus à l'aise dans le jardin. Le marquis n'en fit ni une ni deux; il s'étendit tout de son long sur les rubans et sur les dentelles, et ne manqua pas d'allonger ses grosses guêtres crottées sur le fichu de crêpe rose de mademoiselle Henriette. Il attendit ainsi, dans un repos délicieux, que ces demoiselles eussent fini de dévaster son verger.

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