Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu centralisé.
Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin? Puisque être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné leur démission de la «carrière» ou de l'armée, qui ne s'étaient pas représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses, d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence, c'était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent-l'esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir, l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même manière de prononcer, d'énoncer, et par voie de conséquence de penser, ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible, mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle «imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: «Oh! non, il ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient: «Dieu qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges!» Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux tout à fait remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges, disaient avec admiration: «Ah! on peut dire que vous le tenez» ou «que tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé, comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu'à présenter dans leur conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Le cœur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les «reconnaissances» d'une invasion non espérée, traversant lentement la cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. «Tiens, Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre, qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes n'osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc, je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d'un air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler.-Vraiment, vous êtes pressée? eh bien, j'irai chez vous», répondait la maîtresse de maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine bonjour, par discrétion. A peine étaient-ils partis que le duc demandait aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane. «Qu'est-ce que c'était que cette petite dame en chapeau rose?-Mais, mon cousin, vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née Lamarzelle.-Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel; s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas s'embêter. Oriane? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne.» La duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d'un coup avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que, quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut prononcé…-C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de voir.-Ah! quel talent! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne bougeant pas de chez la princesse d'Épinay, où elle s'abaissait volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et zélée), nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner.» Ce quart d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués, l'amenait comme involontairement à redire.