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Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant asseoir sur un fauteuil.

Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.

Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major.» A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie, même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. A ce titre ma présence excitait son attention et sa cupidité aussi bien que l'eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux, excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces «bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes. L'esprit des Guermantes-entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder-était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle sorte d'esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l'esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.

Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs. L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les collèges électoraux des facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d'or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes. Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité, enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées, qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon. L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières, d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser (quelles idées d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse de Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal, fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le «veto» retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule, aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.

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