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Je terminerai ceci en disant qu'à un certain point de vue il y avait chez Mme de Guermantes une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d'autres n'eussent qu'incomplètement oublié. Elle ne m'eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n'eût jamais répondu à mon salut quotidien avec une impatience excédée, elle n'eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l'avait suppliée de m'inviter, qu'elle n'aurait pas pu avoir avec moi des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s'attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d'aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu'elle avait pu ressentir contre quelqu'un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au moins de sa manière d'être, qu'à regarder son visage chaque fois qu'elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d'autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l'impression d'une sorte de purification.

Mais si j'étais surpris de la modification qui s'était opérée en elle à mon égard, combien je l'étais plus d'en trouver en moi une tellement plus grande au sien. N'y avait-il pas eu un moment où je ne reprenais vie et force que si j'avais, échafaudant toujours de nouveaux projets, cherché quelqu'un qui me ferait recevoir par elle et, après ce premier bonheur, en procurerait bien d'autres à mon coeur de plus en plus exigeant? C'était l'impossibilité de rien trouver qui m'avait fait partir à Doncières voir Robert de Saint-Loup. Et maintenant, c'était bien par les conséquences dérivant d'une lettre de lui que j'étais agité, mais à cause de Mme de Stermaria et non de Mme de Guermantes.

Ajoutons, pour en finir avec cette soirée, qu'il s'y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas de m'étonner, me brouilla pour quelque temps avec Bloch, et qui constitue en soi une de ces curieuses contradictions dont on va trouver l'explication à la fin de ce volume [1] (Sodome I). Donc, chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de me vanter l'air d'amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s'il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était. J'en souris d'abord, Bloch s'étant exprimé avec tant de violence à Balbec sur le compte du même M. de Charlus. Et je pensai simplement que Bloch, à l'instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron «sans le connaître». Et que ce qu'il prenait pour un regard aimable était un regard distrait. Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu'à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l'aborder, que, me rappelant que j'avais parlé de mon camarade au baron, lequel m'avait justement, en revenant d'une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, je fis la supposition que Bloch ne mentait pas, que M. de Charlus avait appris son nom, qu'il était mon ami, etc… Aussi quelque temps après, au théâtre, je demandai à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement allai le chercher. Mais dès que M. de Charlus l'aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l'air le plus insolent, d'une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu'il disait, n'avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que je l'avais non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, je lui avais parlé de mon camarade avant de l'amener à lui. Bloch nous quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne me reparla pas de six mois.

Troisième Partie

Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on, compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime), pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que ferait l'angoisse.

Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie, les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site, telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont légères et fuyantes autant qu'elles.

Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant. Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'œuvre du jardinage dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel; ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer, s'appellent Fleurus ou Nimègue.

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[1] Dans l'édition originale «Sodome et Gomorrhe I» se trouvait compris dans le même volume que cette 2e partie du Côté de Guermantes, ce qui explique la phrase et la parenthèse. Mais, dans cette édition in-octavo, le titre de Sodome est reporté au volume suivant.

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