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La «marquise» reprit un ton plus doux, car elle avait constaté que le protecteur des massifs et des pelouses l'écoutait avec bonhomie sans songer à la contredire, gardant inoffensive au fourreau une épée qui avait plutôt l'air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole.

– Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j'appelle mes salons. Est-ce que ça n'a pas l'air d'un salon, avec mes fleurs? Comme j'ai des clients très aimables, toujours l'un ou l'autre veut m'apporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur préférée.

L'idée que nous étions peut-être mal jugés par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tâcher d'échapper physiquement-ou de n'être jugé par elle que par contumace-à un mauvais jugement, je m'avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la «marquise», croyant que je m'ennuyais, s'adressa à moi:

– Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine?

Et comme je refusais:

– Non, vous ne voulez pas? ajouta-t-elle avec un sourire; c'était de bon coeur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu'il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir.

A ce moment une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait précisément les éprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la «marquise», car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement:

– Il n'y a rien de libre, Madame.

– Est-ce que ce sera long? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes.

– Ah! Madame, je vous conseille d'aller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je n'ai qu'un cabinet, les autres sont en réparation.

«Ça a une tête de mauvais payeur, dit la «marquise». Ce n'est pas le genre d'ici, ça n'a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous.»

Enfin ma grand'mère sortit, et songeant qu'elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l'indiscrétion qu'elle avait montrée en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la «marquise», et je m'engageai dans une allée, mais lentement, pour que ma grand'mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C'est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grand'mère allait me dire: «Je t'ai fait bien attendre, j'espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis», mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien qu'un peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l'autre côté. Je craignais qu'elle n'eût encore mal au coeur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l'aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d'une personne qui vient d'être bousculée par une voiture ou qu'on a retirée d'un fossé.

– J'ai eu peur que tu n'aies eu une nausée, grand'mère; te sens-tu mieux? lui dis-je.

Sans doute pensa-t-elle qu'il lui était impossible, sans m'inquiéter, de ne pas me répondre.

– J'ai entendu toute la conversation entre la «marquise» et le garde, me dit-elle. C'était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu! qu'en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné: «En les écoutant je pensais qu'ils me préparaient les délices d'un adieu.»

Voilà le propos qu'elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu'elle n'eût fait d'habitude et comme pour montrer qu'elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que je ne les entendis, tant elle les prononça d'une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l'expliquer la peur de vomir.

– Allons, lui dis-je assez légèrement pour n'avoir pas l'air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au coeur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Élysées une grand'mère qui a une indigestion.

– Je n'osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle. Pauvre petit! Mais puisque tu le veux bien, c'est plus sage.

J'eus peur qu'elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.

– Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au coeur; c'est absurde, attends au moins que nous soyons rentrés.

Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu'il n'y avait pas à me cacher ce que j'avais deviné tout de suite: qu'elle venait d'avoir une petite attaque.

CHAPITRE PREMIER

MALADIE DE MA GRAND'MÈRE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MÉDECIN. DÉCLIN DE MA GRAND'MÈRE. SA MORT.

Nous retraversâmes l'avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grand'mère sur un banc et j'allai chercher un fiacre. Elle, au coeur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m'était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu'à de simples passants, j'étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de lui taire mon inquiétude. Je n'aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu'à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n'était pas morte encore. J'étais déjà seul. Et même ces allusions qu'elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu'elles sortaient du néant de ce même être qui, demain peut-être, n'existerait plus, pour lequel elles n'auraient plus aucun sens, de ce néant-incapable de les concevoir-que ma grand'mère serait bientôt.

– Monsieur, je ne dis pas, mais vous n'avez pas pris de rendez-vous avec moi, vous n'avez pas de numéro. D'ailleurs, ce n'est pas mon jour de consultation. Vous devez avoir votre médecin. Je ne peux pas me substituer, à moins qu'il ne me fasse appeler en consultation. C'est une question de déontologie…

Au moment où je faisais signe à un fiacre, j'avais rencontré le fameux professeur E…, presque ami de mon père et de mon grand-père, en tout cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris d'une inspiration subite, je l'avais arrêté au moment où il rentrait, pensant qu'il serait peut-être d'un excellent conseil pour ma grand'mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, il voulait m'éconduire, et je ne pus lui parler qu'en montant avec lui dans l'ascenseur, dont il me pria de le laisser manoeuvrer les boutons, c'était chez lui une manie.

– Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand'mère, vous comprendrez après ce que je vais vous dire, qu'elle est peu en état, je vous demande au contraire de passer d'ici une demi-heure chez nous, où elle sera rentrée.

– Passer chez vous? mais, Monsieur, vous n'y pensez pas. Je dîne chez le Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais m'habiller tout de suite; pour comble de malheur mon habit a été déchiré et l'autre n'a pas de boutonnière pour passer les décorations. Je vous en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de l'ascenseur, vous ne savez pas le manoeuvrer, il faut être prudent en tout. Cette boutonnière va me retarder encore. Enfin, par amitié pour les vôtres, si votre grand'mère vient tout de suite je la recevrai. Mais je vous préviens que je n'aurai qu'un quart d'heure bien juste à lui donner.

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