– Quelle sorte d'homme est-ce? demanda McMurdo.
– Comment! Vous n'avez jamais entendu parler du patron?
– Comment aurais-je pu entendre parler de lui, puisque vous savez que je suis un étranger?
– Ma foi, je croyais qu'il était connu à travers tout le pays! Il a eu son nom dans les journaux assez souvent pour ça!
– Pourquoi a-t-il eu son nom dans les journaux?
– Eh bien!…
Le mineur baissa la voix.
– … Pour des affaires.
– Quelles affaires?
– Grands dieux, l'ami, vous êtes un drôle de bonhomme, si je puis dire sans vous offenser! Il n'y a qu'un seul genre d'affaires dont vous entendrez parler par ici: les affaires des Éclaireurs.
– Ah! il me semble avoir lu quelque chose à Chicago sur les Éclaireurs! Une bande d'assassins, n'est-ce pas?
– Taisez-vous, sur votre vie! s'écria le mineur affolé en regardant avec effroi son compagnon. Mon ami, vous ne ferez pas de vieux os dans les parages si vous parlez comme ça en pleine rue! J’en connais qui ont été liquidés pour moins.
– Moi, je ne connais rien sur eux. C'est seulement ce que j'ai lu.
– Je ne dirai pas que vous avez lu le contraire de la vérité…
L'homme regardait constamment autour de lui tout en parlant; il scrutait la nuit et les ombres comme s'il redoutait un danger précis.
– … Si tuer est commettre un assassinat, alors Dieu sait qu'il y a eu des assassinats à revendre! Mais surtout ne vous avisez pas d'y associer tout haut le nom de McGinty, étranger! Car tout murmure lui revient, et il n'est pas homme à tolérer qu'on chuchote de pareilles choses sur son compte. Voilà la maison que vous cherchiez: celle qui se tient un peu en arrière de la rue. Vous découvrirez vite que le vieux Jacob Shafter est le plus honnête des habitants de la ville.
– Je vous remercie, dit McMurdo en serrant la main de sa nouvelle connaissance.
Il empoigna son sac, monta d'un pas lourd le chemin qui conduisait à la maison, et frappa à la porte qui s'ouvrit aussitôt sur quelqu'un qui ne ressemblait nullement à la personne qu'il s'attendait voir.
C'était une femme, jeune et exceptionnellement jolie. Elle avait le type suédois; elle était blonde avec de beaux cheveux dorés qui contrastaient de façon piquante avec deux yeux noirs magnifiques; elle regarda l'inconnu avec surprise, et son embarras plaisant engendra une vague de couleur sur son visage. Encadrée comme elle l'était par la lumière du vestibule, elle parut à McMurdo le plus beau tableau qu’il eût jamais vu, et d’autant plus attrayante que les environs étaient sordides. Une fraîche violette s'épanouissant sur un crassier ne l'aurait pas davantage étonné. Il la contemplait dans une telle extase qu'il ne dit pas un mot et que ce fut elle qui rompit le silence.
– Je croyais que c'était mon père, dit-elle avec un très léger accent suédois. Êtes-vous venu pour le voir? Il est dans la ville. Il va rentrer d'une minute à l'autre.
McMurdo continua à l'admirer jusqu'à ce qu'elle baissât les yeux devant le regard indiscret de l'inconnu.
– Non, mademoiselle, répondit-il enfin. Je ne suis nullement pressé de le voir. Mais votre maison m'avait été recommandée pour y prendre pension. Je pensais bien qu'elle me conviendrait. Maintenant j'en suis sûr.
– Vous êtes prompt à vous décider! dit-elle en souriant.
– Il faudrait être aveugle pour hésiter, répondit l'autre.
Ce compliment la fit rire.
– Entrez donc, monsieur. Je suis Mlle Ettie Shafter, la fille de M. Shafter. Ma mère est morte, et c'est moi qui m'occupe de la pension. Vous pourrez vous asseoir auprès du poêle dans la pièce du devant en attendant mon père. Ah! le voici justement! Vous n'aurez qu'à vous arranger avec lui.
Un homme âgé au pas pesant entrait en effet dans la maison. En peu de phrases, McMurdo lui expliqua le motif de sa visite. Un dénommé Murphy lui avait donné l'adresse à Chicago. Murphy la tenait lui-même de quelqu'un d'autre. Le vieux Shafter fut rapidement d'accord: l'étranger ne discuta pas ses conditions, et paraissait avoir de l'argent. Pour douze dollars par semaine, payés d'avance, il aurait la pension et le gîte. Voilà comment McMurdo, qui avait avoué avoir fui la justice, s'installa sous le toit des Shafter; première étape dans une sombre succession d'événements dont le dernier devait se dérouler dans un lointain pays.
CHAPITRE II Le chef de corps
McMurdo était un homme qui ne pouvait pas passer inaperçu. Partout où il se trouvait, ses voisins remarquaient vite sa présence. Au bout d'une semaine, il était devenu le personnage le plus important de la Pension Shafter. Celle-ci hébergeait une douzaine de locataires, honnêtes contremaîtres ou simples employés de commerce, d'un calibre tout différent de celui du jeune Irlandais. Quand le soir ils étaient tous réunis, c'était lui qui avait toujours le mot pour rire, la conversation la plus vive, la meilleure chanson. Il était naturellement gai compagnon; son magnétisme personnel répandait la bonne humeur autour de lui. Et cependant il se révélait de temps à autre, comme dans le compartiment de chemin de fer, capable de colères terribles, soudaines, qui lui attiraient le respect et même la crainte de ceux qui les affrontaient. À l'égard de loi et de ses représentants, il affichait un mépris total qui réjouissait ou inquiétait les pensionnaires.
Dès son arrivée, il voua ouvertement de l'admiration à la jeune fille de la maison, et il ne chercha pas à dissimuler qu'elle avait conquis son cœur à partir du moment où sa beauté et sa grâce lui étaient apparues. Il n'avait rien d'un courtisan timide. Lui ayant déclaré le deuxième jour qu'il l'aimait, il ne cessa de lui répéter le même refrain sans se soucier le moins du monde de ce qu'elle pouvait dire pour le décourager.
– Quelqu'un d'autre? s'écriait-il. Au diable le quelqu'un d'autre! Qu'il s'occupe de ses affaires! Vais-je perdre la chance de ma vie et tous les désirs de mon cœur à cause de quelqu'un d'autre? Vous pouvez continuer à me dire non, Ettie. Un jour viendra où vous me direz oui, et je suis assez jeune pour attendre.
C'était un amoureux dangereux, avec sa faconde irlandaise et ses gentilles manières enjôleuses. Et puis, il était auréolé du charme que diffusent l'aventure et le mystère (charme qui suscite l'intérêt, et bientôt l'amour d'une femme). Il pouvait parler des douces vallées du Monaghan d'où il venait, de la belle île lointaine, des basses montagnes et des champs verts qui semblaient d'autant plus merveilleux que l'imagination les comparait avec ce lieu de crasse et de neige. D'autre part, il connaissait bien la vie dans les villages du Nord; à Detroit, dans les campements de coupeurs de bois du Michigan, à Buffalo, et finalement à Chicago, où il avait travaillé dans une scierie. Le romanesque surgissait ensuite, avec le sentiment que d'étranges choses lui étaient arrivées dans cette grande ville, si étranges, si secrètes qu'il ne s'en expliquerait jamais. Il évoquait d'un air songeur et triste un brusque départ, une rupture de liens anciens, une fuite dans un monde mystérieux avec cette vallée lugubre pour aboutissement. Ettie écoutait; ses yeux noirs brillaient de pitié et de sympathie (deux qualités qui parfois se fondent rapidement pour faire de l'amour).