– Oh! nous sommes nombreux par ici! Nulle part l'ordre n'est plus florissant que dans la vallée de Vermissa. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un syndiqué aussi plein d'allant que vous n'ait pas trouvé du travail à Chicago.
– J'ai trouvé tout le travail que je souhaitais, répondit McMurdo.
– Alors, pourquoi êtes-vous parti?
McMurdo désigna en souriant les deux policiers.
– Je suppose que ces gaillards ne seraient pas fâchés de l'apprendre, dit-il.
Scanlan grogna avec sympathie.
– Des ennuis? chuchota-t-il.
– Graves.
– Bon pour la prison?
– Et le reste.
– Pas un meurtre?
– Il est un peu tôt pour parler de ça, répondit McMurdo avec l'air d'un homme qui s'aperçoit qu'il en a dit plus qu'il ne l'aurait voulu. J'ai mes raisons pour avoir quitté Chicago. Que cela vous suffise! Pour qui vous prenez-vous, pour m'interroger de la sorte?
Ses yeux gris derrière ses lunettes s'enflammèrent de colère.
– N'en parlons plus, camarade. Je ne voulais pas vous offenser. Les copains ne penseront pas de mal de vous, quoi que vous ayez fait. Où allez-vous maintenant?
– À Vermissa.
– C'est le troisième arrêt. Où logerez-vous?
McMurdo sortit une enveloppe et l'approcha de la lampe qui fumait.
– Voici l'adresse: Jacob Shafter, Sheridan Street. C'est une pension de famille qui m'a été recommandée par quelqu'un de Chicago.
– Je ne connais pas. Mais Vermissa n'est pas dans mon secteur. J'habite à Hobson's Patch. C'est la prochaine station. Mais, dites, je vais vous donner un petit conseil avant que nous nous séparions. Si vous avez des ennuis à Vermissa, allez tout droit à la maison syndicale et voyez le patron McGinty. C'est lui le chef de corps de la loge de Vermissa. Il ne se passe rien par ici sans son assentiment. Au revoir, camarade. Peut-être nous rencontrerons-nous en loge un de ces soirs. Mais rappelez-vous mes paroles: si vous avez des ennuis, allez voir McGinty.
Scanlan descendit, et McMurdo resta seul avec ses pensées. La nuit était tombée, et les flammes des nombreux fourneaux grondaient et léchaient les ténèbres. Dans ce décor blafard, des silhouettes sombres se courbaient, se tordaient, tiraient, virevoltaient avec des mouvements d'automates, au rythme d'un éternel rugissement métallique.
– J'ai l'impression que l'enfer doit vaguement ressembler à cela, dit une voix.
McMurdo se retourna: l'un des policiers avait pris place à côté de lui et contemplait ce spectacle sinistre.
– Oui, acquiesça l'autre policier. S'il y a en enfer de pires diables que certains d'ici dont je pourrais citer les noms, j'en serais bien étonné. Je suppose que vous êtes nouveau venu dans les parages, jeune homme?
– Et quoi alors, dans ce cas? répondit McMurdo d'un ton hargneux.
– Tout simplement cela: que je vous conseillerais de faire attention au choix de vos amis. Si j'étais vous, je ne commencerais pas par Mike Scanlan ou sa bande.
– Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien vous faire, mes amis? gronda McMurdo d'une voix qui fit tourner toutes les têtes dans le compartiment. Vous ai-je demandé votre avis, ou me prenez-vous pour un bébé qui n'est pas assez grand pour marcher tout seul? Vous parlerez quand on vous le demandera et, par le Seigneur, vous aurez à attendre longtemps avec moi!
Il avait lancé son visage en avant et il souriait de toutes ses dents aux policiers, comme un bouledogue prêt à bondir.
Les deux policiers étaient de braves types, un peu lourds; ils furent stupéfaits de la violence extraordinaire avec laquelle leurs avances amicales venaient d'être repoussées.
– Ne le prenez pas mal, étranger! dit l'un d'eux. C'était un avertissement pour votre bien. Nous vous l'avons donné en voyant que vous ne connaissiez pas le coin.
– Je ne connais pas le coin, mais je connais bien les gens de votre espèce! cria McMurdo en proie à une rage froide. Je sais que vous êtes les mêmes partout, et que vous donnez des conseils à ceux qui ne vous en demandent pas.
– Il se pourrait que nous vous connaissions davantage d'ici peu, dit un policier. Vous m'avez l'air d'un drôle de pistolet, à première vue.
– Oui, renchérit l'autre. Je parie que nous ne tarderons pas à nous revoir!
– Vous ne me faites pas peur. Ne vous imaginez surtout pas que je vous crains! répondit-il McMurdo. Je m'appelle John McMurdo, sachez-le. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez chez Jacob Shafter, dans Sheridan Street, à Vermissa. Je ne me cache pas, hein? De jour ou de nuit, je suis prêt à vous regarder en face. Tâchez de ne pas l'oublier!
Un murmure de sympathie et d'admiration s'éleva du groupe des mineurs devant les manières indomptables du nouveau venu. Les policiers haussèrent les épaules et se remirent à bavarder entre eux. Quelques minutes plus tard, le train entra dans une gare mal éclairée; nombreux furent ceux qui descendirent, car Vermissa était de loin la plus grosse agglomération sur la ligne. McMurdo prit son sac. Il allait s'enfoncer dans l'obscurité quand l'un des mineurs l'accosta:
– Sapristi, camarade, vous savez comment parler aux flics! dit-il d'une voix pleine de respect. C'était merveilleux de vous entendre. Je vais porter votre sac et vous montrer la route. Pour rentrer chez moi, je passe devant la maison de Shafter.
Il y eut un chœur de «bonsoir!» quand ils croisèrent les autres mineurs sur le quai. Avant même d'avoir mis le pied dans Vermissa, McMurdo y était devenu un personnage.
L'aspect de la campagne était lugubre, mais dans un sens la ville était encore plus déprimante. Au fond de cette longue vallée, il y avait du moins une certaine grandeur sinistre qui s'exprimait par d'énormes feux et des nuages de fumée; d'autre part, la force et l'industrie de l'homme avaient façonné des monuments dignes d'elles dans les montagnes déformées par ses monstrueuses excavations. La ville, par contre, affichait une saleté et une laideur uniformes. La circulation avait transformé la rue principale en une horrible bouillie de neige boueuse. Les petites rues étaient étroites et défoncées. Les nombreux lampadaires ne servaient qu'à révéler une longue enfilade de maisons en bois, chacune avec une véranda en façade, toutes mal entretenues. Quand ils approchèrent du centre, des magasins illuminés projetèrent une lumière plus vive; tout un groupe d'habitations n'étaient que cafés et maisons de jeu où les mineurs dépensaient des salaires généreux, mais péniblement gagnés.
– Voilà la maison syndicale, annonça le guide en désignant un cabaret qui se haussait presque à la dignité d'un hôtel. Jack McGinty est le patron, là-dedans.