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– Écoutez, on m'a donné là un petit paquet pour vous. C'est de la part de… je ne sais pas qui c'était, enfin votre parente qui est décédée… En Russie. Vous étiez sans doute déjà au courant. Oui, elle vous a transmis votre testament, hé, hé…

Il avait voulu dire, en plaisantant, «votre héritage». Par erreur, par ce relâchement verbal surtout que je constatais souvent chez les «nouveaux Russes» dont l'anglais devenait la principale langue d'usage, il parla du «testament».

Je l'attendis longtemps dans le hall d'un des meilleurs hôtels parisiens. Le vide glacé des miroirs, des deux côtés des fauteuils, correspondait parfaitement à ce néant qui remplissait mon regard, ma pensée.

L'inconnu sortit de l'ascenseur en laissant passer devant lui une femme blonde, grande, éclatante, au sourire qui semblait s'adresser à tous et à personne. Un autre homme, très large d'épaules, les suivait.

– Val Grig, se nomma l'inconnu en me serrant la main, et il me présenta ses compagnons, en précisant: «Ma volage interprète, mon fidèle garde du corps.»

Je savais que je ne pourrais pas éviter l'invitation au bar. Écouter Val Grig serait une façon de le remercier pour le service rendu. Il avait besoin de moi pour goûter pleinement et le confort de cet hôtel, et sa nouvelle qualité de «businessman international», et la beauté de sa «volage interprète». Il parlait de ses succès et du désastre russe, ne se rendant peut-être pas compte qu'involontairement une cocasse relation de cause à effet s'établissait entre ces deux sujets. L'interprète qui avait certainement entendu ces récits plus d'une fois paraissait endormie, les yeux ouverts. Le garde du corps, comme pour justifier sa présence, dévisageait les personnes qui entraient et sortaient. «Il serait plus facile, pensai-je tout à coup, d'expliquer ce que je ressens aux Martiens qu'à eux trois…»

J'ouvris le colis dans la rame du métro. Une carte de visite d'Alex Bond glissa sur le sol. C'étaient quelques mots de condoléances, des excuses (Taïwan, Canada…) pour ne pas avoir pu me remettre le colis personnellement. Mais surtout la date de la mort de Charlotte. Le neuf septembre de l'année dernière!

Je ne suivais plus la suite des stations, revenant à moi seulement au terminus. Septembre de l'année dernière… Alex Bond était venu à Saranza en août, il y a un an. Quelques semaines après, je déposais ma demande de naturalisation. Au moment même peut-être où Charlotte se mourait. Et toutes mes démarches, tous mes projets, tous ces mois d'attente se situaient déjà après sa vie. En dehors de sa vie. Sans aucun lien possible avec cette vie achevée… Le colis était conservé par la voisine, puis, seulement au printemps, transmis à Bond. Sur le papier kraft, il y avait quelques mots écrits de la main de Charlotte: «Je vous prie de faire parvenir cette enveloppe à Alexeï Bondartchenko qui aura l'obligeance de la transmettre à mon petit-fils.»

Je repris la rame au terminus. En ouvrant l'enveloppe, je me disais avec un douloureux soulagement que ce n'était pas la décision du fonctionnaire qui avait, en fin de compte, brisé mon projet. C'était le temps. Un temps pourvu d'une ironie grinçante et qui, par ses jeux et ses incohérences, nous rappelle son pouvoir sans partage.

L'enveloppe ne contenait rien d'autre qu'une vingtaine de pages manuscrites retenues par une agrafe. Je m'attendais à lire une lettre d'adieux, aussi ne comprenais-je pas cette longueur, sachant combien peu Charlotte était encline à des formules solennelles et à des effusions verbeuses. Ne me décidant pas à entamer une lecture suivie, je feuilletai les premières pages, ne rencontrant nulle part des tournures du genre «quand tu liras ces lignes, je ne serai plus là», que je craignais justement de rencontrer.

D'ailleurs, la lettre, dans son début, semblait ne s'adresser à personne. Passant rapidement d'une ligne à l'autre, d'un alinéa au suivant, je crus comprendre qu'il s'agissait d'une histoire sans aucun rapport avec notre vie à Saranza, notre France-Atlantide et cette fin dont Charlotte aurait pu me faire deviner l'imminence…

Je sortis du métro et sans vouloir monter tout de suite, je continuai ma lecture distraite, m'asseyant sur le banc d'un jardin. Je voyais maintenant que le récit de Charlotte ne nous concernait pas. Elle transcrivait, dans son écriture fine et précise, la vie d'une femme. Inattentif, je dus sauter l'endroit où ma grand-mère expliquait comment elles avaient fait connaissance. Cela m'importait, du reste, peu. Car cette vie racontée n'était qu'un destin féminin de plus, l'un de ces destins tragiques du temps de Staline, qui nous bouleversaient quand nous étions jeunes et dont la douleur s'était émoussée depuis. Cette femme, fille d'un koulak, avait connu, enfant, l'exil dans les marécages de la Sibérie occidentale. Puis, après la guerre, accusée de «propagande antikolkhozienne», elle s'était retrouvée dans un camp… Je parcourais ces pages comme celles d'un livre connu par cœur. Ce camp, les cèdres que les prisonniers abattaient, s'enlisant dans la neige jusqu'à la taille, la cruauté quotidienne, banale, des gardes, les maladies, la mort. Et l'amour forcé, sous la menace d'une arme ou d'une charge de travail inhumaine, et l'amour acheté avec une bouteille d'alcool… L'enfant que cette femme avait mis au monde purgeait la peine de sa mère, telle était la loi. Dans ce «camp de femmes», il y avait une baraque à part prévue pour ces naissances-là. La femme était morte, écrasée par un tracteur, quelques mois avant l'amnistie du dégel. L'enfant allait avoir deux ans et demi…

La pluie me chassa de mon banc. Je cachai la lettre de Charlotte sous ma veste, je courus vers notre maison. Le récit interrompu me paraissait très typique: aux premiers signes de la libéralisation, tous les Russes s'étaient mis à retirer des cachettes profondes de leur mémoire le passé censuré. Et ils ne comprenaient pas que l'Histoire n'eût pas besoin de ces innombrables petits goulags. Un seul, monumental et reconnu classique, lui suffisait. Charlotte, en m'envoyant ses témoignages, avait dû être piégée, comme les autres, par l'ivresse de la parole libérée. L'inutilité touchante de cet envoi me fit mal. Je mesurai de nouveau l'indifférence dédaigneuse du temps. Cette femme emprisonnée avec son enfant vacillait au bord de l'oubli définitif, retenue uniquement par ces quelques feuilles manuscrites. Et Charlotte, elle-même?

Je poussai la porte. Un courant d'air agita avec un claquement mat les battants d'une fenêtre ouverte. J'allai la fermer dans la chambre de ma grand-mère…

Je pensai à sa vie. Une vie qui reliait des époques si différentes: le début du siècle, cet âge presque archaïque, presque aussi légendaire que le règne de Napoléon et – la fin de notre siècle, la fin du millénaire. Toutes ces révolutions, guerres, utopies échouées et terreurs réussies. Elle en avait distillé l'essence dans les douleurs et les joies de ses jours. Et cette densité palpitante du vécu allait sombrer bientôt dans l'oubli. Comme le minuscule goulag de la prisonnière et de son enfant.

Je restai un moment à la fenêtre de Charlotte. J'avais imaginé, pendant plusieurs semaines, son regard se poser sur cette vue…

Le soir, plutôt par acquit de conscience, je me décidai à lire les pages de Charlotte jusqu'au bout. Je retrouvai la femme emprisonnée, les atrocités du camp et cet enfant qui avait apporté dans ce monde dur et souillé quelques instants de sérénité… Charlotte écrivait qu'elle avait pu obtenir l'autorisation de venir à l'hôpital où la femme mourait…

Soudain, la page que je tenais dans ma main se transforma en une fine feuille d'argent. Oui, elle m'éblouit par un reflet métallique et sembla émettre un son froid, grêle. Une ligne brilla – le filament d'une ampoule lacère ainsi la prunelle. La lettre était écrite en russe et c'est seulement à cette ligne que Charlotte passait au français, comme si elle n'était plus sûre de son russe. Ou comme si le français, ce français d'une autre époque, devait me permettre un certain détachement vis-à-vis de ce qu'elle allait me dire:

«Cette femme, qui s'appelait Maria Stepanovna Dolina, était ta mère. C'est elle qui a voulu qu'on ne te dise rien le plus longtemps possible…»

Une petite enveloppe était agrafée à cette dernière page. Je l'ouvris. Il y avait une photo que je reconnus sans peine: une femme en grosse chapka aux oreillettes rabattues, en veste ouatée. Sur un petit rectangle de tissu blanc cousu à côté de la rangée des boutons – un numéro. Dans ses bras, un bébé entouré d'un cocon de laine…

La nuit, je retrouvai dans ma mémoire l'image que j'avais toujours crue une sorte de réminiscence prénatale me venant de mes ancêtres français et dont, enfant, j'étais très fier. J'y voyais la preuve de ma francité héréditaire. C'était ce jour d'automne ensoleillé, à l'orée d'un bois, avec une invisible présence féminine, avec un air très pur et les fils de la Vierge ondoyant à travers cet espace lumineux… Je comprenais maintenant que ce bois était, en fait, une taïga infinie, et que le charmant été de la Saint-Martin allait disparaître dans un hiver sibérien qui durerait neuf mois. Les fils de la Vierge, argentés et légers dans mon illusion française, n'étaient que quelques rangées de barbelés neufs qui n'avaient pas eu le temps de rouiller. Avec ma mère, je me promenais sur le territoire du «camp de femmes»… C'était mon tout premier souvenir d'enfance.

Deux jours après je quittai cet appartement. Le propriétaire était venu la veille et avait accepté une solution à l'amiable: je lui laissais tous les meubles et les objets anciens que j'avais accumulés pendant plusieurs mois…

Je dormis peu. À quatre heures j'étais déjà levé. Je préparai mon sac à dos en pensant partir le jour même pour mon habituelle marche. Avant de m'en aller, je jetai le dernier coup d'œil dans la chambre de Charlotte. Sous la lumière grise du matin, son silence ne rappelait plus un musée. Non, elle ne paraissait plus inhabitée. J'hésitai un moment, puis je saisis un vieux volume posé sur l'appui de la fenêtre et je sortis.

Les rues étaient désertes, embuées de sommeil. Leurs perspectives semblaient se composer à mesure que j'avançais vers elles.

Je pensais aux «Notes» que j'emportais dans mon sac. Ce soir ou demain, me disais-je, j'ajouterais ce nouveau fragment qui m'était venu à l'esprit cette nuit. C'était à Saranza, durant mon dernier été chez ma grand-mère… Ce jour-là, au lieu d'emprunter le sentier qui nous menait à travers la steppe, Charlotte s'était engagée sous les arbres de ce bois encombré de matériel de guerre et que les habitants appelaient «Stalinka». Je l'avais suivie d'un pas indécis: selon les rumeurs, dans les fourrés de la Stalinka on pouvait tomber sur une mine… Charlotte s'était arrêtée au milieu d'une large clairière et avait murmuré: «Regarde!» J'avais vu trois ou quatre plantes identiques qui nous arrivaient jusqu'aux genoux. De grandes feuilles ciselées, des vrilles qui s'accrochaient à des baguettes fines enfoncées dans le sol. De minuscules érables? De jeunes arbustes de cassis? Je ne comprenais pas la joie mystérieuse de Charlotte.

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