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Je progressai lentement d'une épitaphe à l'autre: Capitaine aux dragons de l'Impératrice. Général de division. Peintre d'Histoire, attaché aux armées françaises: Afrique, Italie, Syrie, Mexique. Intendant général. Président de section au Conseil d'État. Femme de lettres. Ancien grand référendaire du Sénat. Lieutenant au 224 d'Infanterie. Croix de Guerre avec Palmes. Mort pour la France… C'étaient les ombres d'un empire qui avait jadis resplendi aux quatre coins du monde… L'inscription la plus récente était également la plus brève: Françoise, 2 novembre 1952 – 10 mai 1969. Seize ans, toute autre parole eût été de trop.

Je m'assis sur les dalles, en fermant les yeux. Je sentais en moi la densité vibrante de toutes ces vies. Et sans tenter de formuler ma pensée je murmurai:

– Je devine le climat de leurs jours et de leur mort. Et le mystère de cette naissance à Biarritz, le 26 août 1861. L 'inconcevable individualité de cette naissance, précisément à Biarritz, ce jour-là, il y a plus d'un siècle. Et je ressens la fragilité de ce visage disparu le 10 mai 1969, je la ressens comme une émotion intensément vécue par moi-même… Ces vies inconnues me sont proches.

Je partis au milieu de la nuit. La clôture de pierre n'était pas haute à cet endroit. Mais le bas de mon manteau fut retenu par une des pointes de fer fixées sur la tranche du mur. Je faillis culbuter. Dans le noir, l'œil bleu d'un réverbère décrivit un point d'interrogation. Je tombai sur une épaisse couche de feuilles mortes. Cette chute me parut très longue, j'eus l'impression d'atterrir dans une ville inconnue. Ses maisons, à cette heure nocturne, ressemblaient aux monuments d'une cité abandonnée. Son air sentait la forêt humide.

Je me mis à descendre une avenue déserte. D'ailleurs, toutes les rues que je suivais descendaient – comme pour me pousser toujours plus au fond de cette mégapole opaque. Les rares voitures qui me croisaient faisaient mine de la fuir à toute vitesse, droit devant elles. Un clochard, à mon passage, remua dans sa carapace de cartons. Il sortit la tête, la vitrine d'en face l'éclaira. C'était un Africain, aux yeux lourds d'une sorte de folie acceptée, calme. Il parla. Je m'inclinai vers lui, mais je ne compris rien. C'était sans doute la langue de son pays… Les cartons de son abri étaient couverts d'hiéroglyphes.

Quand je traversai la Seine, le ciel commença à pâlir. Depuis un moment, je marchais d'un pas de somnambule. La fièvre joyeuse de convalescence avait disparu. J'avais la sensation de patauger dans l'ombre encore épaisse des maisons. Le vertige incurvait les perspectives, les enroulait autour de moi. L'amoncellement des immeubles le long des quais et sur l'île avait l'air d'un gigantesque décor de cinéma dans l'obscurité des projecteurs éteints. Je ne pouvais plus me rappeler pourquoi j'avais quitté le cimetière.

Sur la passerelle en bois, je me retournai à plusieurs reprises. Je crus entendre des pas résonner derrière mon dos. Ou les battements du sang dans mes tempes. Leur écho devint plus sonore dans une rue courbe qui m'entraîna comme un toboggan. Je fis volte-face. Il me sembla apercevoir une silhouette féminine, en long manteau, qui glissa sous une voûte. Je restai debout, sans forces, en m'appuyant contre un mur. Le monde se désagrégeait, le mur cédait sous ma paume, les fenêtres dégoulinaient sur les façades blêmes des maisons…

Ils surgirent comme par enchantement, ces quelques mots tracés sur une plaque de métal noircie. Je m'accrochai à leur message: un homme prêt à sombrer dans l'ivresse ou la folie s'accroche ainsi à une maxime dont la logique banale, mais infaillible, le retient de ce côté-ci des choses… La plaquette était fixée à un mètre du sol. Je lus trois ou quatre fois son inscription:

Crue. Janvier 1910

… Ce n'était pas un souvenir, mais la vie elle-même. Non, je ne revivais pas, je vivais. Des sensations très humbles en apparence. La chaleur de la rampe en bois d'un balcon suspendu dans l'air d'une soirée d'été. Les senteurs sèches, piquantes des herbes. Le cri lointain et mélancolique d'une locomotive. Le léger froissement des pages sur les genoux d'une femme assise au milieu des fleurs. Ses cheveux gris. Sa voix… Et ce froissement et cette voix se mélangeaient maintenant avec le bruissement des longues branches des saules – je vivais déjà sur la rive de ce courant perdu dans l'immensité ensoleillée de la steppe. Je voyais cette femme aux cheveux gris qui, plongée dans une rêverie limpide, marchait lentement dans l'eau et qui paraissait si jeune. Et cette impression de jeunesse me transportait sur le palier d'un wagon volant à travers la plaine étincelante de pluie et de lumière. La femme, en face de moi, me souriait en rejetant les mèches mouillées de son front. Ses cils s'irisaient sous les rayons du couchant…

Crue. Janvier 1910. J'entendais le silence brumeux, le clapotis de l'eau au passage d'une barque. Une fillette, le front collé à la vitre, regardait le miroir pâle d'une avenue inondée. Je vivais si intensément cette matinée silencieuse dans un grand appartement parisien du début du siècle… Et ce matin s'ouvrait, en enfilade, sur un autre, avec le crissement du gravier dans une allée dorée par les feuillages d'automne. Trois femmes, en longues robes de soie noire, aux larges chapeaux chargés de voiles et de plumes, s'éloignaient comme si elles emportaient avec elles cet instant, son soleil et l'air d'une époque fugitive… Un autre matin encore: Charlotte (je la reconnaissais maintenant) accompagnée d'un homme, dans les rues sonores du Neuilly de son enfance. Charlotte, avec une joie un peu confuse, joue au guide. Je croyais distinguer la transparence de la lumière matinale sur chaque pavé, voir la palpitation de chaque feuille, deviner cette ville inconnue dans le regard de l'homme et la perspective des rues, si familière aux yeux de Charlotte.

Je compris à ce moment-là que l'Atlantide de Charlotte m'avait laissé entrevoir, dès mon enfance, cette mystérieuse consonance des instants éternels. A mon insu, ils traçaient, depuis, comme une autre vie, invisible, inavouable, à côté de la mienne. C'est ainsi qu'un menuisier façonnant, à longueur de jours, des pieds de chaises ou rabotant des planches n'aperçoit pas que les dentelles des copeaux forment sur le sol un bel ornement scintillant de résine, attirant par sa transparence claire, aujourd'hui, le rayon du soleil qui perce à travers une étroite fenêtre encombrée d'outils, demain – le reflet bleuté de la neige.

C'est cette vie qui se révélait maintenant essentielle. Il fallait, je ne savais pas encore comment, la faire s'épanouir en moi. Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants. Apprendre à préserver leur éternité dans la routine des gestes quotidiens, dans la torpeur des mots banals. Vivre, conscient de cette éternité…

Je retournai au cimetière juste avant la fermeture du portail. Le soir était clair. Je m'assis sur le pas de la porte et je me mis à écrire dans mon carnet d'adresses depuis longtemps inutile:

Ma situation outre-tombe est idéale, non pas seulement pour découvrir cette vie essentielle, mais aussi pour la recréer, en l'enregistrant dans un style qui reste à inventer. Ou plutôt, ce style sera désormais ma façon de vivre. Je n'aurai d'autre vie que ces instants renaissant sur une feuille…

À défaut de papier, mon manifeste allait bientôt s'interrompre. L'écrire fut un geste très important pour mon projet. Dans ce credo grandiloquent, j'affirmais que seules les œuvres créées au bord de la tombe ou bien outre-tombe résisteraient à l'épreuve du Temps. Je citais l'épilepsie des uns, l'asthme et la chambre de liège des autres, l'exil, plus profond que les caveaux, d'autres encore… Le ton ampoulé de cette profession de foi disparaîtrait rapidement. Il serait remplacé par ce bloc de «papier-brouillon» que j'achèterais le lendemain avec mon dernier argent et sur la première page duquel j'inscrirais très simplement:

Charlotte Lemonnier. Notes biographiques.

D'ailleurs, le matin même, je quittais à jamais la niche funéraire des Belval et Castelot… Je me réveillai en pleine nuit. Une pensée impossible, insensée venait de me traverser l'esprit, telle une balle traçante. Je dus la prononcer à haute voix pour mesurer sa réalité extraordinaire:

– Et si Charlotte vivait encore?…

Ébahi, je l'imaginai sortir sur son petit balcon couvert de fleurs, se pencher sur un livre. Depuis bien des années, je n'avais aucune nouvelle provenant de Saranza. Charlotte pouvait donc continuer de vivre un peu comme avant, comme du temps de mon enfance. Elle aurait plus de quatre-vingts ans à présent, mais cet âge ne l'atteignait pas dans ma mémoire. Elle restait, pour moi, toujours la même.

C'est alors que ce rêve s'esquissa. C'est probablement son halo qui venait de me réveiller. Retrouver Charlotte, la faire venir en France…

L'irréalité de ce projet formulé par un vagabond étendu sur les dalles d'une niche funéraire était suffisamment évidente pour que je n'essaye pas de me la démontrer. Je décidai, pour le moment, de ne pas réfléchir aux détails, de vivre en gardant au fond de chaque jour cet espoir déraisonnable. Vivre de cet espoir.

Cette nuit-là, je ne parvins pas à me rendormir. M'enveloppant dans mon manteau, j'allai dehors. La tiédeur de l'arrière-saison avait cédé la place au vent du nord. Je restai debout en regardant les nuages bas qui s'imbibaient peu à peu de la pâleur grise. Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans gaieté, Charlotte m'avait dit qu'après tous ses voyages à travers l'immense Russie, venir à pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible…

Au début, pendant de longs mois de misère et d'errances, mon rêve fou ressemblerait de près à cette triste bravade. J'imaginerais une femme vêtue de noir qui, aux toutes premières heures d'une matinée d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontalière. Le bas de son manteau serait éclaboussé de boue, son gros châle – chargé de brouillard froid. Elle pousserait la porte d'un café au coin d'une étroite place endormie, s'installerait près de la fenêtre, à côté d'un calorifère. La patronne lui apporterait une tasse de thé. Et en regardant, derrière la vitre, la face tranquille des maisons à colombages, la femme murmurerait tout bas: «C'est la France… Je suis retournée en France. Après… après toute une vie.»

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