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Je l'écoutais et la Russie, le pays de sa solitude, ne me paraissait plus hostile à sa «francité». Ému, je me disais que cet homme grand, ivre, au regard amer, ce Gavrilytch n'aurait osé parler à personne de ses sentiments. On lui aurait ri au nez: Stalingrad, la guerre et tout à coup ces roseaux, ces alevins! Personne dans cette cour n'aurait même pris la peine de l'écouter – qu'est-ce qu'un ivrogne peut évoquer d'intéressant? Il avait parlé à Charlotte. Avec confiance, avec la certitude d'être compris. Cette Française lui était plus proche à cet instant que tous ces gens qui l'observaient en escomptant un spectacle gratuit. Il les avait observés de son œil sombre en maugréant intérieurement: «Ils sont tous là, comme dans un cirque…» Tout à coup, il avait vu Charlotte traverser la cour avec un sac de provisions. Il s'était redressé et l'avait saluée. Une minute après, avec un visage comme éclairci, il racontait: «Et vous savez, Charlota Norbertovna, sous nos pieds ce n'était plus la terre, mais de la viande hachée. J'ai jamais vu ça, depuis le début de la guerre. Et puis, le soir, quand on en a fini avec les Allemands, je suis descendu vers la Volga. Et là, comment vous dire…»

Le matin, en sortant, nous passâmes à côté de la grande isba noire. Elle était déjà animée d'un bourdonnement épais. On entendait le sifflement coléreux de l'huile sur une poêle, le duo féminin et masculin d'une dispute, le mélange des voix et de la musique de plusieurs radios… Je jetai un coup d'œil à Charlotte, en haussant les sourcils avec une grimace moqueuse. Elle devina sans peine ce que mon sourire voulait dire. Mais la grande fourmilière réveillée sembla ne pas l'intéresser.

C'est seulement lorsque nous nous engageâmes dans la steppe qu'elle parla:

– Cet hiver, me disait-elle en français, j'ai porté des médicaments à cette brave Frossia, cette babouchka, tu sais, qui se sauve toujours la première dès qu'on voit Gavrilytch… Il faisait très froid, ce jour-là. J'ai eu beaucoup de peine à ouvrir la porte de leur isba…

Charlotte continua son récit, et moi, avec un étonnement grandissant, je sentais que ses paroles simples s'imprégnaient de sons, d'odeurs, de lumières voilées par le brouillard des grands froids… Elle secouait la poignée, et la porte, en brisant un encadré de glace, s'ouvrait à contrecœur, avec un crissement aigu. Elle se retrouvait à l'intérieur de la grande maison en bois, devant un escalier noir du temps. Les marches poussaient des gémissements plaintifs sous ses pas. Les couloirs étaient encombrés de vieilles armoires, de gros cartons empilés le long des murs, de vélos, de miroirs éteints qui perçaient cet espace caverneux d'une perspective inattendue. La senteur du bois brûlé planait entre les murs sombres et se mélangeait avec le froid que Charlotte portait dans les plis de son manteau… C'est au bout d'un couloir, au premier étage, que ma grand-mère la vit. Une jeune femme, un bébé dans les bras, se tenait près de la fenêtre recouverte de volutes de glace. Sans bouger, la tête légèrement inclinée, elle regardait la danse des flammes dans la porte ouverte d'un grand poêle qui occupait l'angle du couloir. Derrière la fenêtre givrée s'éteignait lentement le crépuscule d'hiver, bleu et limpide…

Charlotte se tut une seconde, puis reprit d'une voix un peu hésitante:

– Tu sais, c'était bien sûr une illusion… Mais son visage était si pâle, si fin… On aurait dit les mêmes fleurs de glace qui recouvraient la vitre. Oui, comme si ses traits s'étaient détachés de ces ornements de givre. Je n'ai jamais vu une beauté aussi fragile. Oui, comme une icône dessinée sur la glace…

Nous marchâmes longtemps en silence. La steppe se déployait lentement devant nous dans le grésillement sonore des cigales. Mais ce bruit sec, cette chaleur ne m'empêchaient pas de garder dans mes poumons l'air glacé de la grande isba noire. Je voyais la fenêtre couverte de givre, le scintillement bleu des cristaux, la jeune femme avec son enfant. Charlotte avait parlé en français. Le français avait pénétré dans cette isba qui m'avait toujours fait peur par sa vie ténébreuse, pesante et très russe. Et dans ses profondeurs une fenêtre s'était illuminée. Oui, elle avait parlé en français. Elle aurait pu parler en russe. Cela n'aurait rien enlevé à l'instant recréé. Donc, il existait une sorte de langue intermédiaire. Une langue universelle! Je pensai de nouveau à cet «entre-deux-langues» que j'avais découvert grâce à mon lapsus, à la «langue d'étonnement»…

Et c'est ce jour-là que, pour la première fois, cette pensée exaltante me traversa l'esprit: «Et si l'on pouvait exprimer cette langue par écrit?»

Un après-midi que nous passions au bord de la Soumra, je me surpris à penser à la mort de Charlotte. Ou plutôt, au contraire, je pensai à l'impossibilité de sa mort…

La chaleur avait été particulièrement rude ce jour-là. Charlotte avait enlevé ses espadrilles et, en remontant sa robe jusqu'aux genoux, elle se promenait dans l'eau. Hissé sur l'un des petits îlots, je la regardais marcher le long de la rive. Une nouvelle fois, je crus les observer, elle et cette rive de sable blanc et la steppe – comme à une très grande distance. Oui, comme si j'étais suspendu dans la corbeille d'une montgolfière. C'est ainsi que sont observés (je l'apprendrais bien plus tard) les lieux et les visages qu'inconsciemment nous situons déjà dans le passé. Oui, je la regardais de cette hauteur illusoire, de cet avenir vers lequel tendaient toutes mes jeunes forces. Elle marchait dans l'eau avec la nonchalance rêveuse d'une adolescente. Son livre, ouvert, était resté dans l'herbe, sous les saules. Je revis soudain, en un seul reflet lumineux, la vie de Charlotte tout entière. C'était comme une palpitante suite d'éclairs: la France du début du siècle, la Sibérie, le désert, et de nouveau les neiges infinies, la guerre, Saranza… Je n'avais encore jamais eu l'occasion d'examiner la vie de quelqu'un de vivant ainsi – d'un bout à l'autre, et de dire: cette vie est close. Il n'y aurait plus rien d'autre dans la vie de Charlotte que cette Saranza, cette steppe. Et la mort.

Je me dressai sur mon îlot, je fixai cette femme qui marchait lentement dans le courant de la Soumra. Et avec une joie inconnue qui tout à coup gonfla mes poumons, je chuchotai: «Non, elle ne mourra pas.» Je voulus aussitôt comprendre d'où venait cette assurance sereine, cette confiance tellement étrange surtout en cette année marquée par la mort de mes parents.

Mais au lieu d'une explication logique, je vis un flot d'instants ruisseler dans un éblouissant désordre: une matinée emplie de brume ensoleillée dans un Paris imaginaire, le vent à la senteur de lavande qui s'engouffrait dans un wagon, le cri de la Koukouchka dans l'air tiède du soir, le lointain instant de la première neige que Charlotte regardait voltiger en cette terrible nuit de guerre, et aussi cet instant présent – cette femme mince, au foulard blanc sur ses cheveux gris, une femme qui se promène distraitement dans l'eau claire d'une rivière coulant au milieu de la steppe sans limites…

Ces reflets me paraissaient à la fois éphémères et dotés d'une sorte d'éternité. Je ressentais une certitude enivrante: de façon mystérieuse, ils rendaient la mort de Charlotte impossible. Je devinais que la rencontre dans l'isba noire avec la jeune femme près de la fenêtre givrée – l'icône sur la glace! et même l'histoire de Gavrilytch, ces roseaux, ces alevins, un soir de guerre, oui, même ces deux brefs éclats de lumière contribuaient à cette impossibilité de la mort. Et le plus merveilleux c'était qu'il n'y avait aucun besoin de le démontrer, de l'expliquer, d'arguer. Je regardais Charlotte qui montait sur la rive pour s'asseoir à son endroit préféré sous les saules et je répétais en moi-même comme une évidence lumineuse: «Non, tous ces instants ne disparaîtront jamais…»

Quand je vins près d'elle, ma grand-mère leva les yeux et me dit:

– Tu sais, ce matin, j'ai recopié pour toi deux traductions différentes d'un sonnet de Baudelaire. Écoute, je vais te les lire. Ça va t'amuser…

En pensant qu'il allait s'agir d'une de ces curiosités stylistiques que Charlotte aimait dénicher pour moi dans ses lectures, souvent sous la forme d'une devinette, je me concentrai, désireux de montrer mes lettres françaises. Je ne pouvais même pas supposer que ce sonnet de Baudelaire serait pour moi une véritable délivrance.

C'est vrai, la femme, durant ces mois d'été, s'imposait à tous mes sens comme une oppression incessante. Sans le savoir j'étais en train de vivre cette douloureuse transition qui sépare le tout premier amour charnel, souvent à peine ébauché, de ceux qui vont suivre. Ce passage est parfois plus délicat que celui de l'innocence vers le premier corps féminin.

Même dans ce lieu en perdition qu'était Saranza, cette femme multiple, fuyante, innombrable était étrangement présente. Plus insinuante, plus discrète que dans les grandes villes, mais d'autant plus provocante. Comme cette fille, par exemple, que je croisai un jour dans une rue vide, poussiéreuse, brûlée par le soleil. Elle était grande, bien faite, de cette robustesse charnelle saine que l'on trouve en province. Son chemisier serrait une poitrine forte, ronde. Sa minijupe moulait le haut de ses cuisses très pleines. Les talons pointus de ses chaussures blanches vernies rendaient sa marche un peu tendue. Son habillement à la mode, son maquillage et cette marche saccadée donnaient à son apparition dans la rue déserte un air surréaliste. Mais surtout ce trop-plein charnel presque bestial de son corps, de ses mouvements! Par cet après-midi de chaleur muette. Dans cette petite ville assoupie. Pourquoi? Dans quel but? Je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil furtif derrière moi: oui, ses mollets forts, polis par le bronzage, ses cuisses, les deux hémisphères de sa croupe remuant souplement à chaque pas. Ahuri, je me dis qu'il devait donc y avoir dans cette Saranza morte une chambre, un lit où ce corps allait s'étendre et, en écartant les jambes, accueillir un autre corps dans son aine. Cette pensée évidente me plongea dans un ébahissement sans bornes. Comme tout cela était à la fois naturel et invraisemblable!

Ou encore, un soir, ce bras féminin nu, potelé, apparu à une fenêtre. Une petite rue courbe, surchargée de feuillages lourds, immobiles – et ce bras très blanc, très rond, découvert jusqu'à l'épaule et qui avait ondulé quelques secondes, le temps de tirer un rideau de mousseline sur l'ombre de la pièce. Et je ne sais par quelle divination j'avais reconnu l'impatience un peu excitée de ce geste, j'avais compris sur quel intérieur ce bras féminin nu tirait le rideau… J'avais senti même la fraîcheur lisse de ce bras sur mes lèvres.

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