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C'est ainsi que dans mon désarroi juvénile, je m'accrochais à ma nouvelle identité. Elle devenait pour moi la vie même, celle qui allait, pensais-je, effacer pour toujours mon illusion française.

Cette vie manifesta rapidement sa qualité principale (que la routine des jours nous empêche de voir) – sa totale invraisemblance.

Avant, je vivais dans les livres. Je progressais d'un personnage à l'autre, suivant la logique d'une intrigue amoureuse ou d'une guerre. Mais ce soir de mars, tellement tiède que ma tante avait ouvert la fenêtre de notre cuisine, je compris que dans cette vie il n'y avait aucune logique, aucune cohérence. Et que peut-être la mort seule était prévisible.

Ce soir-là, j'appris ce que mes parents m'avaient toujours caché. Cet épisode trouble en Asie centrale: Charlotte, les hommes armés, leur bousculade, leurs cris. Je ne gardais que cette réminiscence floue et enfantine des récits d'autrefois. Les paroles des adultes étaient si obscures!

Cette fois leur clarté m'aveugla. D'une voix très banale, en déversant les pommes de terre fumantes dans un plat, ma tante dit à l'intention de notre invité assis à côté de Dmitritch:

– Bien sûr que là-bas ils ne vivent pas comme nous. Ils prient leur dieu cinq fois par jour, tu te rends compte! Et même, ils mangent sans table. Oui, tous par terre. Enfin, sur un tapis. Et sans cuillères, avec les doigts!

L'invité, plutôt pour raviver la conversation, objecta d'un ton raisonneur:

– Ouais, pas comme nous, c'est beaucoup dire. J'ai été, moi, à Tachkent, l'été dernier. Tu sais, c'est pas si différent de chez nous…

– Et dans leur désert, tu y as été? (Elle parla plus haut, heureuse qu'on ait trouvé une bonne amorce et que le dîner promette d'être animé et convivial.) Oui, dans le désert? Sa grand-mère, par exemple (la tante fit un mouvement de menton dans ma direction), cette Cherl… Chourl… bref cette Française, elle, c'était pas du tout drôle ce qui lui était arrivé là-bas. Ces basmatchs, ces bandits qui ne voulaient pas du pouvoir soviétique, ils l'ont attrapée, elle était toute jeune encore, sur une route, et ils l'ont violée, mais comme des bêtes sauvages! Tous, l'un après l'autre. Ils étaient six ou sept peut-être. Et tu dis «ils sont comme nous»… Ils lui ont tiré une balle dans la tête, après ça. Heureusement que cet assassin a mal visé. Et le paysan qui l'amenait dans sa carriole, ils l'ont égorgé comme un mouton. Alors, «comme chez nous», tu sais…

– Non, écoute, mais là tu nous parles de l'ancien temps! intervint Dmitritch.

Et ils continuèrent à discuter en buvant de la vodka, en mangeant. Derrière la fenêtre ouverte, on entendait les bruits paisibles de notre cour. L'air du soir était bleu, doux. Ils parlaient sans remarquer que, figé sur ma chaise, je ne respirais plus, ne voyais rien, ne comprenais pas le sens de leurs répliques. Enfin, d'un pas somnambulique, je quittai la cuisine et sortant dans la rue je marchai dans la neige fondue, plus étranger à cette limpide soirée de printemps qu'un Martien.

Non, je n'étais pas terrifié par l'épisode dans le désert. Raconté de cette façon banale, il ne pourrait jamais, je le pressentais, se libérer de cette gangue de mots et de gestes quotidiens. Son acuité resterait émoussée par les gros doigts qui attrapaient un cornichon, par le va-et-vient de la pomme d'Adam sur le cou de notre invité avalant sa vodka, par les piaillements joyeux des enfants dans la cour. C'était comme ce bras humain que j'avais vu un jour, sur une autoroute à côté de deux voitures encastrées l'une dans l'autre. Un bras arraché et que quelqu'un, en attendant l'arrivée des ambulances, avait enveloppé dans un bout de journal. Les caractères d'imprimerie, les photos collées à la chair sanguinolente la rendaient presque neutre…

Non, ce qui m'avait vraiment bouleversé, c'était l'invraisemblance de la vie. Une semaine avant, j'apprenais le mystère de Béria, son harem de femmes violées, tuées. À présent, le viol de cette jeune Française dans laquelle je ne pourrais jamais, me semblait-il, reconnaître Charlotte.

C'était trop à la fois. Cet excès me confondait. La coïncidence gratuite, absurdement évidente embrouillait mes pensées. Je me disais que dans un roman, après cette histoire atroce des femmes enlevées en plein Moscou, on aurait laissé le lecteur reprendre ses esprits pendant de longues pages. Il aurait pu se préparer à l'apparition d'un héros qui terrasserait le tyran. Mais la vie ne se souciait pas de la cohérence du sujet. Elle déversait son contenu en désordre, pêle-mêle. Par sa maladresse, elle gâchait la pureté de notre compassion et compromettait notre juste colère. La vie était en fait un interminable brouillon où les événements, mal disposés, empiétaient les uns sur les autres, où les personnages, trop nombreux, s'empêchaient de parler, de souffrir, d'être aimés ou haïs individuellement.

Je me débattais entre ces deux récits tragiques: Béria et ces jeunes femmes dont la vie prenait fin avec le dernier râle de plaisir de leur violeur; Charlotte, jeune, méconnaissable, jetée sur le sable, battue, torturée. Je me sentais gagné par une étrange insensibilité. J'étais déçu, je m'en voulais à moi-même de cette indifférence obtuse.

C'est la nuit même que toutes mes réflexions sur l'incohérence apaisante de la vie me parurent fausses. Je revis, dans une rêverie mi-éveillée, le bras enveloppé dans un journal… Non, il était cent fois plus effrayant dans cet emballage banal! La réalité avec toute son invraisemblance dépassait de loin la fiction. Je secouai la tête pour chasser la vision des petites cloques du journal collées à la peau ensanglantée. Soudain, sans aucun brouillage, nette, ciselée, dans l'air translucide du désert, une autre vision s'incrusta dans mes yeux. Celle d'un jeune corps féminin prostré sur le sable. Un corps déjà inerte, malgré les convulsions effrénées des hommes qui sauvagement se jetaient sur lui. Le plafond que je fixais devint vert. La douleur était telle que je sentis se dessiner dans ma poitrine les contours brûlants de mon cœur. L'oreiller sous ma nuque était dur et rêche comme le sable…

Mon geste me prit au dépourvu moi-même. Je me mis à me gifler avec acharnement, en retenant les coups d'abord, ensuite, sans pitié. Je sentais en moi celui qui, dans les renfoncements marécageux de mes pensées, contemplait ce corps féminin avec jouissance…

Je me frappai jusqu'à ce que mon visage enflé, mouillé de larmes, me dégoûtât par sa surface poisseuse. Jusqu'à ce que cet autre, tapi en moi, se tût totalement… Puis, en trébuchant sur le coussin que j'avais fait tomber dans mon agitation, je m'approchai de la fenêtre. Un croissant de lune très fin incisait le ciel. Les étoiles fragiles, frileuses, sonnaient comme la glace crissante sous les pas d'un noctambule qui traversait la cour. L'air froid calmait mon visage tuméfié.

– Je suis Russe, dis-je tout à coup à mi-voix.

2

C'est grâce à ce corps, jeune et d'une sensualité encore naïve, que je fus guéri. Oui, ce jour d'avril, je me crus enfin libéré de l'hiver le plus pénible de ma jeunesse, de ses malheurs, de ses morts et du poids des révélations qu'il avait apportées.

Mais l'essentiel est que ma greffe française semblait ne plus exister. Comme si j'avais réussi à étouffer ce second cœur dans ma poitrine. Le dernier jour de son agonie coïncida avec cet après-midi d'avril qui devait marquer pour moi le début d'une vie sans chimères…

Je la vis de dos, debout devant une table en grosses planches de pin non rabotées, sous les arbres. Un instructeur suivait ses gestes et, de temps en temps, jetait un coup d'œil sur le chronomètre qu'il serrait dans sa paume.

Elle devait avoir le même âge que moi, quinze ans, cette jeune fille dont le corps imprégné de soleil m'avait ébloui. Elle était en train de désassembler une mitraillette pour, ensuite, l'assembler de nouveau en essayant de faire le plus vite possible. C'étaient les compétitions paramilitaires auxquelles plusieurs écoles de la ville prenaient part. À tour de rôle, nous nous mettions devant la table, attendions le signal de l'instructeur et nous jetions sur la Kalachnikov en dépeçant son agrégat pesant. Les pièces retirées s'étalaient sur les planches et, un instant après, dans une amusante marche arrière de gestes, se remettaient en place. Certains d'entre nous laissaient tomber à terre le ressort noir, d'autres confondaient l'ordre de l'assemblage… Quant à elle, je crus d'abord qu'elle dansotait devant la table. Habillée d'une vareuse et d'une jupe kaki, un calot posé sur ses boucles rousses, elle faisait ondoyer son corps au rythme de son exercice. Elle avait dû s'entraîner beaucoup pour manier la masse glissante de l'arme avec une telle habileté.

Je la contemplais, ébahi. Tout en elle était si simple et si vivant! Ses hanches, en répondant aux mouvements de ses bras, ondulaient légèrement. Ses jambes pleines et dorées frémissaient. Elle jouissait de sa propre agilité qui lui permettait même des gestes inutiles – comme ce cambrement cadencé de sa jolie croupe musclée. Oui, elle dansait. Et même sans voir son visage, je devinais son sourire.

Je tombai amoureux de cette jeune inconnue rousse. C'était bien sûr avant tout un désir très physique, un émerveillement charnel devant sa taille d'une fragilité encore enfantine qui contrastait tellement avec son torse déjà féminin… J'exécutai mon numéro de démontage-assemblage dans un engourdissement de tous mes membres, et je mis plus de trois minutes, me retrouvant parmi les moins doués… Mais plus que le désir d'enlacer ce corps, de sentir sous mes doigts le vernis du bronzage, j'éprouvais un bonheur neuf et sans nom.

Il y avait cette table en grosses planches installée à l'orée d'un bois. Le soleil et l'odeur des dernières neiges réfugiées dans l'obscurité des fourrés. Tout était divinement simple. Et lumineux. Comme ce corps avec sa féminité encore distraite. Comme mon désir. Comme les commandes de l'instructeur. Aucune ombre du passé ne troublait la limpidité de ce moment. Je respirais, désirais, exécutais machinalement les ordres. Et avec une jouissance indicible, je sentais que le caillot de mes réflexions d'hiver, pénibles et embrouillées, se dissipait dans ma tête… La jeune rousse se déhanchait légèrement devant la mitraillette. Le soleil illuminait les contours de son corps à travers le fin tissu de sa vareuse. Ses boucles de feu rebiquaient sur le calot. Et c'est comme du fond d'un puits, dans un écho sourd et lugubre, que résonnaient ces noms grotesques: Marguerite Steinheil, Isabeau de Bavière… Je ne parvenais pas à croire que ma vie était autrefois composée de ces reliques poussiéreuses. J'avais vécu sans soleil, sans désir – dans le crépuscule des livres. À la recherche d'un pays fantôme, d'un mirage de cette France d'antan peuplée de revenants…

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