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Un jour, il faillit se noyer pour de bon. C'était tout un pan de glace – nous étions en plein redoux – qui céda sous ses pieds. Sa tête seule sortait de l'eau, puis un bras qui cherchait un appui inexistant. Dans un effort violent, il projeta sa poitrine sur la glace, mais la surface poreuse se cassa sous son poids. Le courant entraînait déjà ses jambes aux bottes pleines d'eau. Je n'eus pas le temps de dérouler mon cache-nez, je m'aplatis sur la neige, je rampai, je lui tendis ma main. C'est à ce moment que je vis passer dans ses yeux une brève lueur d'effroi… Je crois qu'il s'en serait tiré sans mon aide, il était trop aguerri, trop lié aux forces de la nature pour se laisser piéger par elles. Mais cette fois, il accepta ma main sans son sourire habituel.

Quelques minutes plus tard, le feu brûlait et Pachka, les jambes nues et le corps couvert uniquement d'un long pull que je lui avais prêté le temps de sécher ses vêtements, dansotait sur une planche léchée par les flammes. Avec ses doigts rouges, écorchés, il pétrissait une boule de glaise dont il enveloppait le poisson avant de le mettre dans la braise… Il y avait autour de nous le désert blanc de la Volga hivernale, les saules aux branches fines, frileuses, qui formaient une broussaille transparente le long du rivage, et, noyée sous la neige, cette barque à moitié désintégrée dont la membrure alimentait notre feu de bois barbare. La danse des flammes semblait rendre le crépuscule plus épais, l'éphémère sensation de confort plus saisissante.

Pourquoi, ce jour-là, lui racontai-je cette histoire plutôt qu'une autre? Il y avait eu sans doute une raison à cela, une amorce de conversation qui m'avait suggéré ce sujet… C'était un résumé, très écourté d'ailleurs, d'un poème de Hugo que Charlotte m'avait narré il y a bien longtemps et dont je ne me rappelais même pas le titre… Quelque part à côté des barricades détruites, les soldats fusillaient les insurgés, au cœur de ce Paris rebelle où les pavés avaient l'extraordinaire capacité de se dresser subitement en remparts. Une exécution routinière, brutale, impitoyable. Les hommes se mettaient le dos contre le mur, fixaient un moment les canons des fusils qui visaient leur poitrine, puis levaient le regard vers la course légère des nuages. Et ils tombaient. Leurs compagnons prenaient la relève face aux soldats… Parmi ces condamnés se trouvait une sorte de Gavroche dont l'âge aurait dû inspirer la clémence. Hélas, non! L'officier lui ordonna de se mettre dans la file d'attente fatale, l'enfant avait le même droit à la mort que les adultes. «Nous allons te fusiller toi aussi!» maugréa ce bourreau en chef. Mais un instant avant d'aller au mur, l'enfant accourut vers l'officier et le supplia: «Permettez-vous que j'aille rapporter cette montre à ma mère? Elle habite à deux pas d'ici, près de la fontaine. Je reviendrai, je vous le jure!» Cette astuce enfantine toucha même les cœurs ensauvagés de cette soldatesque. Ils s'esclaffèrent, la ruse paraissait vraiment trop naïve. L'officier, riant aux éclats, proféra: «Vas-y, cours. Sauve-toi, petit vaurien!» Et ils continuaient à rire en chargeant les fusils. Soudain, leurs voix se coupèrent net. L'enfant réapparut et se mettant près du mur, à côté des adultes, lança: «Me voilà!»

Tout au long de mon récit, Pachka sembla à peine me suivre. Il restait immobile, incliné vers le feu. Son visage se cachait sous la visière rabattue de sa grosse chapka de fourrure. Mais lorsque j'en fus arrivé à la dernière scène – l'enfant revient, le visage pâle et grave, et se fige devant les soldats – oui, quand j'eus prononcé sa dernière parole: «Me voilà!», Pachka tressaillit, se redressa… Et l'incroyable se produisit. Il enjamba le bord de la barque et, pieds nus, se mit à marcher dans la neige. J'entendis une sorte de gémissement étouffé que le vent humide dissipa rapidement au-dessus de la plaine blanche.

Il fit quelques pas, puis s'arrêta, enlisé jusqu'aux genoux dans une congère. Interdit, je restai un moment sans bouger, en regardant, de la barque, ce grand gars vêtu d'un pull étiré que le vent gonflait telle une courte robe de laine. Les oreillettes de sa chapka ondoyaient lentement dans ce souffle froid. Ses jambes nues enfoncées dans la neige me fascinaient. Ne comprenant plus rien, je sautai par-dessus bord et j'allai le rejoindre. En entendant le crissement de mes pas, il se retourna brusquement. Une grimace douloureuse crispait son visage. Les flammes de notre feu de bois se reflétaient dans ses yeux avec une fluidité inhabituelle. Il se hâta d'essuyer ces reflets avec sa manche. «Ah, cette fumée!» bougonna-t-il en clignant des paupières et, sans me regarder, il regagna la barque.

C'est là, en poussant ses pieds frigorifiés vers la braise, qu'il me demanda avec une insistance coléreuse:

– Et après? Ils l'ont tué, ce gars, c'est ça?

Pris de court et ne trouvant dans ma mémoire aucun éclaircissement sur ce point, j'émis un balbutiement hésitant:

– Euh… C'est que je ne sais pas au juste…

– Comment, tu ne sais pas? Mais tu m'as tout raconté!

– Non, mais, tu vois, dans le poème…

– On s'en fout du poème! Dans la vie, on l'a tué ou pas?

Son regard qui me fixait par-dessus les flammes brillait d'un éclat un peu fou. Sa voix se faisait à la fois rude et implorante. Je soupirai, comme si je voulais demander pardon à Hugo et, d'un ton ferme et net, je déclarai:

– Non, on ne l'a pas fusillé. Un vieux sergent qui était là s'est souvenu de son propre fils resté dans son village. Et il a crié: «Celui qui touche à ce gosse aura affaire à moi!» Et l'officier a dû le relâcher…

Pachka baissa le visage et se mit à retirer le poisson moulé dans l'argile en remuant la braise avec une branche. En silence, nous brisions cette croûte de terre cuite qui se détachait avec les écailles et nous mangions la chair tendre et brûlante en la saupoudrant de gros sel.

Nous nous taisions aussi en retournant, à la nuit tombante, à la ville. J'étais encore sous l'impression de la magie qui venait de se produire. Le miracle qui m'avait démontré la toute-puissance de la parole poétique. Je devinais qu'il ne s'agissait même pas d'artifices verbaux ni d'un savant assemblage de mots. Non! Car ceux de Hugo avaient été d'abord déformés dans le récit lointain de Charlotte, puis au cours de mon résumé. Donc doublement trahis… Et pourtant, l'écho de cette histoire en fait si simple, racontée à des milliers de kilomètres du lieu de sa naissance, avait réussi à arracher des larmes à un jeune barbare et le pousser nu dans la neige! Secrètement, je m'enorgueillissais d'avoir fait briller une étincelle de ce rayonnement qu'irradiait la patrie de Charlotte.

Et puis, ce soir, je compris que ce n'étaient pas les anecdotes qu'il fallait rechercher dans mes lectures. Ni des mots joliment disposés sur une page. C'était quelque chose de bien plus profond et, en même temps, de bien plus spontané: une pénétrante harmonie du visible qui, une fois révélée par le poète, devenait éternelle. Sans savoir la nommer, c'est elle que je poursuivrais désormais d'un livre à l'autre. Plus tard, j'apprendrais son nom: le Style. Et je ne pourrais jamais accepter sous ce nom des exercices vains de jongleurs de mots. Car je verrais surgir devant mon regard les jambes bleues de Pachka plantées dans une congère, au bord de la Volga, et les reflets fluides des flammes dans ses yeux… Oui, il était plus ému par le destin du jeune insurgé que par sa propre noyade évitée de justesse une heure avant!

En me quittant à un carrefour de la banlieue où il habitait, Pachka me tendit ma part de poisson: quelques longues carapaces d'argile. Puis, d'un ton bourru, en évitant mon regard, il demanda:

– Et ce poème sur les fusillés, on peut le trouver où?

– Je vais te l'apporter demain, à l'école, je dois l'avoir chez moi, recopié…

Je le dis d'un trait, en maîtrisant mal ma joie. C'était le jour le plus heureux de mon adolescence.

4

«Mais c'est que Charlotte n'a plus rien à m'apprendre!»

Cette pensée déconcertante me vint à l'esprit le matin de mon arrivée à Saranza. Je sautai du wagon devant la petite gare, j'étais seul à descendre ici. À l'autre bout du quai, je vis ma grand-mère. Elle m'aperçut, agita légèrement la main et alla à ma rencontre. C'est à ce moment-là, en marchant vers elle, que j'eus cette intuition: elle n'avait plus rien de nouveau à m'apprendre sur la France, elle m'avait tout raconté et, grâce à mes lectures, j'avais accumulé des connaissances plus vastes peut-être que les siennes… En l'embrassant, je me sentis honteux de cette pensée qui m'avait pris au dépourvu moi-même. J'y voyais comme une trahison involontaire.

D'ailleurs, depuis des mois déjà, j'éprouvais cette angoisse bizarre: celle d'avoir trop appris… Je ressemblais à cet homme économe qui espère voir la masse de son épargne lui procurer bientôt une façon de vivre toute différente, lui ouvrir un horizon prodigieux, changer sa vision des choses – jusqu'à sa manière de marcher, de respirer, de parler aux femmes. La masse ne cesse pas de gonfler, mais la métamorphose radicale tarde à venir.

Il en était de même avec ma somme de connaissances françaises. Non que j'eusse désiré en tirer quelque profit. L'intérêt que mon camarade le cancre portait à mes récits me comblait déjà amplement. J'espérais plutôt un mystérieux déclic, pareil à celui du ressort dans une boîte à musique, un cliquetis qui annonce le début d'un menuet que vont danser les figurines sur leur estrade. J'aspirais à ce que ce fouillis de dates, de noms, d'événements, de personnages se refonde en une matière vitale jamais vue, se cristallise en un monde foncièrement nouveau. Je voulais que la France greffée dans mon cœur, étudiée, explorée, apprise, fasse de moi un autre.

Mais l'unique changement du début de cet été fut l'absence de ma sœur qui était partie continuer ses études à Moscou. J'avais peur de m'avouer que ce départ allait peut-être rendre impossibles nos veillées sur le balcon.

Le premier soir, comme pour avoir la confirmation de mes craintes, je me mis à interroger ma grand-mère sur la France de sa jeunesse. Elle répondait volontiers, estimant ma curiosité sincère. Tout en parlant, Charlotte continuait à repriser le col dentelé d'un chemisier. Elle maniait l'aiguille avec ce brin d'élégance artistique qu'on remarque toujours chez une femme qui travaille et entretient en même temps la conversation avec un invité qu'elle croit intéressé par son récit.

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