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Un autre blessé se plaignait, à longueur de journées, en affirmant que sous le plâtre, sa jambe le démangeait «à vous arracher les tripes». Il se tortillait, grattait la carapace blanche comme si ses ongles pouvaient pénétrer jusqu'à la plaie. «Enlevez-le, implorait-il. Ça me ronge. Enlevez-le, ou je vais le casser moi-même avec un couteau!» Le médecin-chef qui ne lâchait pas le scalpel douze heures par jour ne voulait rien entendre, croyant avoir affaire à un geignard. «Les samovars, eux, ne se plaignent jamais», se disait-il. C'est Charlotte qui l'avait enfin persuadé d'opérer une petite ouverture dans le plâtre. C'est elle aussi qui, avec une pincette, tira de la chair sanguinolente des vers blancs, et lava la plaie.

À ce récit, tout se révoltait en moi. Mon corps tressaillait devant cette image de désagrégation. Je sentais sur ma peau l'attouchement physique de la mort. Et, les yeux écarquillés, j'observais les adultes que ces épisodes, tous semblables à leur sens, amusaient: des morceaux de bois dans la plaie, des vers…

Et puis, il y avait cette blessure qui ne voulait pas se refermer. Pourtant elle se cicatrisait bien; le soldat, calme et sérieux, restait couché à la différence des autres qui, à peine opérés, se mettaient à traîner dans les couloirs. Le médecin se penchait sur cette jambe et hochait la tête. Sous les pansements, la plaie, tendue la veille d'un fin vernis de peau, saignait de nouveau, ses bords sombres ressemblaient à une dentelle déchirée. «Bizarre!» s'étonnait le médecin, mais il ne pouvait pas s'y attarder plus longtemps. «Refaites un pansement!» disait-il à l'infirmière de service en se faufilant entre les lits serrés les uns contre les autres… C'est la nuit suivante que Charlotte, involontairement, surprit le blessé. Toutes les infirmières portaient des chaussures dont les talons remplissaient les couloirs d'un tambourinement pressé. Seule Charlotte, dans ses bottillons de feutre, se déplaçait sans bruit. Il ne l'avait pas entendue entrer. Elle pénétra dans cette salle noire, s'arrêta près de la porte. La silhouette du soldat assis sur son lit se découpait distinctement sur les vitres éclairées par la neige. Charlotte eut besoin de quelques secondes pour deviner: le soldat frottait sa plaie avec une éponge. Sur son oreiller s'enroulaient les pansements qu'il venait d'enlever… Le matin, elle parla au médecin-chef. Celui-ci, après une nuit sans sommeil, la regardait comme à travers un brouillard, ne comprenant pas. Puis, en secouant sa torpeur, jeta d'une voix rauque:

– Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse? Je leur téléphone tout de suite et qu'on l'embarque. C'est de l'automutilation…

– Il passera en conseil de guerre…

– Et alors? Il l'a mérité, non? Tandis que les autres crèvent dans les tranchées… Lui… Déserteur!

Il y eut un moment de silence. Le médecin s'assit et se mit à se masser le visage avec ses paumes maculées de teinture d'iode.

– Et si on lui mettait un plâtre? dit Charlotte.

Le visage du médecin apparut derrière ses paumes dans une grimace de colère. Il entrouvrit déjà la bouche, puis se ravisa. Ses yeux rougis s'animèrent, il sourit.

– Toujours tes histoires de plâtre. On le casse chez l'un, parce que ça lui gratte, on en met à l'autre parce qu'il se gratte. Tu n'as pas fini de m'étonner, Charlota Norbertovna!

À l'heure de la visite, il examina la plaie et d'un ton très naturel dit à l'infirmière:

– Il faudra lui mettre un plâtre. Juste une couche. Charlota le fera avant de partir.

L'espoir revint quand, un an et demi après le premier avis de décès, elle en reçut un autre. Fiodor ne pouvait pas avoir été tué deux fois, pensait-elle, donc il était peut-être vivant. Cette double mort devenait une promesse de vie. Charlotte, sans rien dire à personne, se remettait à attendre.

Il revint, arrivant non pas de l'Ouest, au début de l'été comme la plupart des soldats, mais de l'Extrême-Orient, en septembre, après la défaite du Japon…

Saranza, d'une ville qui avait côtoyé le front, s'était transformée en un endroit paisible, revenant à son sommeil des steppes, derrière la Volga. Charlotte y vivait seule: son fils (mon oncle Sergueï) était entré dans une école militaire, sa fille (ma mère) – partie pour la ville voisine, de même que tous les élèves qui voulaient continuer leurs études.

Par un soir tiède de septembre, elle sortit de la maison et marcha dans la rue déserte. Avant la nuit, elle voulait cueillir, aux abords de la steppe, quelques tiges d'aneth sauvage pour ses salaisons. C'est sur le chemin du retour qu'elle le vit… Elle portait un bouquet de longues plantes surmontées d'ombelles jaunes. Sa robe, son corps étaient emplis de la limpidité des champs silencieux, de la lumière fluide du couchant. Ses doigts gardaient la senteur forte de l'aneth et des herbes sèches. Elle savait déjà que cette vie, malgré toute sa douleur, pouvait être vécue, qu'il fallait la traverser lentement en passant de ce coucher du soleil à l'odeur pénétrante de ces tiges, du calme infini de la plaine au gazouillement d'un oiseau perdu dans le ciel, oui, en allant de ce ciel à son reflet profond qu'elle ressentait dans sa poitrine comme une présence attentive et vivante. Oui, remarquer même la tiédeur de la poussière sur ce petit chemin qui menait vers Saranza…

Elle leva les yeux et le vit. Il marchait à sa rencontre, il était encore loin, au fond de la rue. Si Charlotte l'avait accueilli au seuil de la pièce, s'il avait ouvert la porte et était entré, comme elle imaginait cela depuis si longtemps, comme faisaient tous les soldats en revenant de la guerre, dans la vie ou dans les films, alors elle aurait sans doute poussé un cri, se serait jetée vers lui en s'agrippant à son baudrier, aurait pleuré…

Mais il apparut très loin, se laissant reconnaître peu à peu, laissant à sa femme le temps d'apprivoiser cette rue rendue méconnaissable par la silhouette d'un homme dont elle remarquait déjà le sourire indécis. Ils ne coururent pas, n'échangèrent aucune parole, ne s'embrassèrent pas. Ils croyaient avoir marché l'un vers l'autre pendant une éternité. La rue était vide, la lumière du soir reflétée par le feuillage doré des arbres – d'une transparence irréelle. S'arrêtant près de lui, elle agita doucement son bouquet. Il hocha la tête comme pour dire: «Oui, oui, je comprends.» Il ne portait pas de baudrier, juste un ceinturon à la boucle de bronze terni. Ses bottes étaient rousses de poussière.

Charlotte habitait au rez-de-chaussée d'une vieille maison en bois. D'année en année, depuis un siècle, le sol s'élevait imperceptiblement, et la maison s'affaissait, si bien que la fenêtre de sa pièce dépassait à peine le niveau du trottoir… Ils entrèrent en silence. Fiodor posa son sac sur un tabouret, voulut parler, mais ne dit rien, toussota seulement, en portant ses doigts aux lèvres. Charlotte se mit à préparer à manger.

Elle se surprit à répondre à ses questions, à répondre sans y réfléchir (ils parlèrent du pain, des tickets de rationnement, de la vie à Saranza), à lui proposer du thé, à sourire quand il disait qu'il faudrait «affûter tous les couteaux dans cette maison». Mais en participant à cette première conversation encore hésitante, elle était ailleurs. Dans une absence profonde où résonnaient des paroles toutes différentes: «Cet homme aux cheveux courts et comme saupoudrés de craie est mon mari. Je ne l'ai pas vu depuis quatre ans. On l'a enterré deux fois – dans la bataille de Moscou d'abord, puis en Ukraine. Il est là, il est revenu. Je devrais pleurer de joie. Je devrais… Il a les cheveux tout gris…» Elle devinait que lui aussi était loin de cette conversation sur les tickets de rationnement. Il était revenu quand les feux de la Victoire s'étaient depuis longtemps éteints. La vie reprenait son cours quotidien. Il revenait trop tard. Comme un homme distrait qui, invité au déjeuner, se présente à l'heure du dîner, en surprenant la maîtresse de maison en train de dire ses adieux aux derniers convives attardés. «Je dois lui paraître très vieille», pensa soudain Charlotte, mais même cette idée ne sut pas rompre l'étrange manque d'émotion dans son cœur, cette indifférence qui la laissait perplexe.

Elle pleura seulement quand elle vit son corps. Après le repas, elle chauffa de l'eau, apporta un bassin en zinc, la petite baignoire d'enfant qu'elle installa au milieu de la pièce. Fiodor se recroquevilla dans ce récipient gris dont le fond cédait sous le pied en émettant un son vibrant. Et tout en versant un filet d'eau chaude sur le corps de son mari qui, maladroitement, se frottait les épaules et le dos, Charlotte se mit à pleurer. Les larmes traversaient son visage dont les traits restaient immobiles, et elles tombaient, se mélangeant à l'eau savonneuse du bassin.

Ce corps était celui d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Un corps criblé de cicatrices, de balafres – tantôt profondes, aux bords charnus, comme d'énormes lèvres voraces, tantôt à la surface lisse, luisante, comme la trace d'un escargot. Dans l'une des omoplates, une cavité était creusée – Charlotte savait quel genre de petits éclats griffus faisaient ça. Les traces roses des points de suture entouraient une épaule, se perdant dans la poitrine…

À travers ses larmes, elle regarda la pièce comme pour la première fois: une fenêtre au ras du sol, ce bouquet d'aneth venant déjà d'une autre époque de sa vie, un sac de soldat sur le tabouret près de l'entrée, des grosses bottes couvertes de poussière rousse. Et sous une ampoule nue et terne, au milieu de cette pièce à moitié enfouie dans la terre – ce corps méconnaissable, on eût dit déchiré par les rouages d'une machine. Des mots étonnés se formèrent en elle, à son insu: «Moi, Charlotte Lemonnier, je suis là, dans cette isba ensevelie sous l'herbe des steppes, avec cet homme, ce soldat au corps lacéré de blessures, le père de mes enfants, l'homme que j'aime tant… Moi, Charlotte Lemonnier…»

Un des sourcils de Fiodor portait une large entaille blanche qui, s'amincissant, lui barrait le front. Son regard en paraissait constamment surpris. Comme s'il ne parvenait pas à s'habituer à cette vie d'après la guerre.

Il vécut moins d'un an… En hiver, ils déménagèrent dans l'appartement où, enfants, nous viendrions rejoindre Charlotte, chaque été. Ils n'eurent même pas le temps d'acheter la nouvelle vaisselle et les couverts. Fiodor coupait le pain avec le couteau ramené du front – fabriqué à partir d'une baïonnette…

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