Et cette scène d'arrestation, qui s'était déjà répétée des millions de fois durant une seule décennie dans la vie du pays, eut ce soir pour décor ce sapin de Noël, ces deux enfants avec leurs masques en carton – lui, le lièvre, elle, l'écureuil. Et au centre de la pièce – ce Père Noël, figé, devinant très bien la suite et presque heureux que les enfants ne remarquent pas la pâleur de ses joues sous la barbe de coton. Charlotte, d'une voix très calme, dit au lièvre et à l'écureuil qui regardaient les intrus sans enlever leurs masques:
– Allons à côté, les enfants. Vous allez allumer les feux de Bengale.
Elle avait parlé en français. Les deux agents échangèrent un coup d'œil lourd de sous-entendus…
Fiodor fut sauvé par ce qui, logiquement, aurait dû le perdre: la nationalité de sa femme… Quand, quelques années auparavant, les gens avaient commencé à disparaître, famille par famille, maison par maison, il avait tout de suite pensé à cela. Charlotte portait en elle deux graves défauts le plus souvent imputés aux «ennemis du peuple»: les origines «bourgeoises» et le lien avec l'étranger. Marié à un «élément bourgeois», de surcroît à une Française, il se voyait naturellement accusé d'être un «espion à la solde des impérialistes français et britanniques». La formule, depuis le temps, était devenue courante.
Cependant, c'est justement dans cette évidence parfaite que la machine bien rodée des répressions s'enraya. Car d'habitude, en fabriquant un procès, on était obligé de démontrer que l'accusé avait habilement et pendant des années caché ses liens avec l'étranger. Et quand il s'agissait d'un Sibérien ne parlant que sa langue maternelle, n'ayant jamais quitté sa patrie ou rencontré un représentant du monde capitaliste – une telle démonstration, même totalement falsifiée, exigeait un savoir-faire certain.
Mais Fiodor ne cachait rien. Le passeport de Charlotte indiquait, noir sur blanc, sa nationalité: française. Sa ville de naissance, Neuilly-sur-Seine, dans sa transcription russe, ne faisait que souligner son étrangeté. Ses voyages en France ses cousins «bourgeois» qui vivaient toujours là-bas, ses enfants qui parlaient le français autant que le russe – tout était trop clair. Les faux aveux qu'on arrachait d'habitude sous la torture, après des semaines d'interrogatoires, avaient été livrés, cette fois, de bonne grâce dès le début. La machine piétina sur place. Fiodor fut incarcéré, puis devenant de plus en plus gênant, muté à l'autre bout de l'empire, dans une ville annexée à la Pologne.
Ils passèrent une semaine ensemble. Le temps du voyage à travers le pays et d'une journée d'emménagement, longue et désordonnée. Le lendemain, Fiodor partait à Moscou pour se faire réintégrer au Parti dont on l'avait promptement exclu. «C'est une affaire de deux jours», dit-il à Charlotte qui l'accompagnait à la gare. En rentrant, elle s'aperçut qu'il avait oublié son porte-cigarettes. «Ce n'est pas grave, pensa-t-elle, dans deux jours…» Et ce temps tout proche (Fiodor entrerait dans la pièce, verrait ce porte-cigarettes sur la table et, se donnant une petite claque sur le front, s'exclamerait: «Quel imbécile! Je l'ai cherché partout…»), oui, ce matin de juin serait le premier dans un long ruissellement de jours heureux…
Ils se reverraient quatre ans après. Et Fiodor ne retrouverait jamais son porte-cigarettes, échangé par Charlotte, en pleine guerre, contre une miche de pain noir.
Les adultes parlaient. La télévision avec ses actualités radieuses, ses échos des dernières performances de l'industrie nationale, ses concerts du Bolchoï, formait un paisible fond sonore. La vodka atténuait l'amertume du passé. Et je sentais que nos invités, même les nouveaux venus, aimaient tous cette Française qui avait accepté sans broncher le destin de leur pays.
Ces récits m'apprenaient beaucoup. Je devinais à présent pourquoi les fêtes du nouvel an avaient toujours dans notre famille un reflet d'inquiétude, semblable à un courant d'air sournois qui fait claquer les portes dans une demeure vide, à l'heure du crépuscule. Malgré la gaieté de mon père, malgré les cadeaux, le bruit des pétards et le scintillement du sapin, cet impalpable malaise était là. Comme si au milieu des toasts, des claquements des bouchons et des rires, on attendait l'arrivée de quelqu'un. Je crois même que, sans se l'avouer, nos parents accueillaient le calme neigeux et quotidien des premiers jours de janvier avec un certain soulagement. En tout cas, c'était ce moment d'après les fêtes que nous préférions, ma sœur et moi, à la fête elle-même…
Les jours russes de ma grand-mère – ces jours qui, à un moment donné, devenaient tout simplement sa vie et non pas une «étape russe» avant le retour en France – avaient pour moi une tonalité secrète que les autres ne discernaient pas. C'était une sorte d'invisible aura que Charlotte portait en elle à travers ce passé ressurgi dans notre cuisine enfumée. Je me disais avec un étonnement émerveillé: «Cette femme qui attendait durant des mois et des mois le coup des fameuses trois heures du matin, devant la fenêtre couverte de glace, cette femme, c'était le même être mystérieux et si proche qui avait vu, un jour, des coquilles d'argent dans un café de Neuilly!»
Jamais, quand ils parlaient de Charlotte, ils ne manquaient de raconter cette matinée…
C'est son fils qui se réveilla soudain au milieu de la nuit. Il sauta de son lit pliant et, pieds nus, les bras tendus devant lui, alla à la fenêtre. En traversant la pièce dans l'obscurité, il percuta le lit de sa sœur. Charlotte ne dormait pas non plus. Elle était couchée, les yeux ouverts dans le noir, en essayant de comprendre d'où provenait cette rumeur dense et monotone qui semblait imprégner les murs de vibrations sourdes. Elle sentit son corps, sa tête trépider dans ce bruit lent et visqueux. Les enfants se réveillèrent et coururent vers la fenêtre. Charlotte entendit le cri étonné de sa fille:
– Ah! Toutes ces étoiles! Mais elles bougent…
Sans allumer, Charlotte alla les rejoindre. En passant, elle aperçut sur la table un vague reflet métallique: le porte-cigarettes de Fiodor. Il devait rentrer de Moscou au matin. Elle vit des rangées de points lumineux qui glissaient lentement dans le ciel nocturne.
– Des avions, dit le garçon de sa voix calme qui ne changeait jamais d'intonation. Des escadrilles entières…
– Mais où volent-ils tous comme ça? soupira la fille en écarquillant ses yeux lourds de sommeil.
Charlotte les prit tous les deux par les épaules.
– Allez vous coucher! Ça doit être les manœuvres de notre armée. Vous savez, la frontière est toute proche. Les manœuvres ou peut-être l'entraînement pour une parade d'aviation…
Le fils toussota et dit doucement, comme pour lui-même et toujours avec cette tristesse tranquille qui surprenait tellement chez cet adolescent:
– Ou, peut-être, une guerre…
– Ne dis pas de bêtises, Sergueï, le reprit Charlotte. Allez vite au lit. Demain nous irons chercher votre père à la gare.
En allumant une lampe de chevet, elle consulta sa montre: «Deux heures et demie. Donc, déjà aujourd'hui…»
Ils n'eurent pas le temps de se rendormir. Les premières bombes déchirèrent la nuit. Les escadrilles qui, depuis une heure déjà, survolaient la ville avaient pour cible des régions bien plus reculées, dans la profondeur du pays, où leur assaut aurait l'apparence d'un tremblement de terre. C'est seulement vers trois heures et demie du matin que les Allemands commencèrent à bombarder la ligne frontalière en déblayant la voie pour leur armée de terre. Et cette adolescente ensommeillée, ma mère, fascinée par d'étranges constellations trop bien ordonnées, se trouvait, en fait, dans une fulgurante parenthèse entre la paix et la guerre.
Il était déjà presque impossible de quitter la maison. La terre tanguait, les tuiles, une rangée après l'autre, glissaient du toit et se brisaient avec un craquement sec sur les marches du perron. Le bruit des explosions enveloppait les gestes et les paroles d'une épaisse surdité.
Charlotte réussit enfin à pousser les enfants dehors, sortit elle-même en emportant une grande valise qui lui pesait lourdement sur le bras. Les immeubles d'en face n'avaient plus de vitres. Un rideau ondoyait sous le vent à peine réveillé. Le tissu clair gardait dans son mouvement toute la douceur des matins de paix.
La rue qui menait à la gare était jonchée d'éclats de verre, de branches cassées. Parfois, un arbre brisé en deux barrait la route. À un moment, il leur fallut contourner un énorme entonnoir. C'est à cet endroit que la foule des fuyards devenait plus dense. En s'écartant du trou, les gens chargés de sacs se poussaient, et soudain se remarquaient les uns les autres. Ils essayaient de se parler, mais l'onde du choc égarée au milieu des maisons surgissait tout à coup et, d'un écho assourdissant, les bâillonnait. Ils agitaient les bras avec impuissance et reprenaient leur course.
Quand, au bout de la rue, Charlotte vit la gare, elle sentit physiquement sa vie d'hier se précipiter dans un passé sans retour. Seul le mur de la façade restait debout et à travers les orbites vides des fenêtres on voyait le ciel pâle du matin…
La nouvelle répétée par des centaines de bouches perça enfin le bruit des bombes. Le dernier train pour l'Est venait de partir, en respectant avec une précision absurde les horaires habituels. La foule se heurta contre les ruines de la gare, s'immobilisa, puis, écrasée par le hurlement d'un avion, se dissipa dans les rues avoisinantes et sous les arbres d'un square.
Charlotte, déroutée, promena son regard autour d'elle. Une pancarte tramait à ses pieds: «Ne pas traverser les voies! Danger!» Mais la voie, arrachée par les explosions, n'était que ces rails fous dressés dans une courbe raide contre le support en béton d'un viaduc. Ils pointaient vers le ciel, et leurs traverses ressemblaient à un escalier fantasmagorique qui menait tout droit dans les nuages.
«Là, il y a un train de marchandises qui va partir», entendit-elle soudain murmurer la voix calme et comme ennuyée de son fils.
Au loin, elle vit un convoi de gros wagons bruns autour desquels s'agitaient des figurines humaines. Charlotte saisit la poignée de sa valise, les enfants attrapèrent leurs sacs.
Quand ils furent devant le dernier wagon, le train s'ébranla, et l'on entendit un soupir de joie craintive qui salua ce départ. Un tassement compact de gens apeurés apparaissait entre des parois coulissantes. Charlotte, sentant la lenteur désespérante de ses gestes, poussa ses enfants vers cette ouverture qui s'éloignait lentement. Le fils grimpa, attrapa la valise. Sa sœur dut déjà accélérer le pas pour s'accrocher à la main que le garçon lui tendait. Charlotte saisit l'enfant par la taille, la souleva, parvint à la hisser sur le bord du wagon bondé. Il lui fallait à présent courir tout en essayant de s'agripper à la grande clenche de fer. Cela ne dura qu'une seconde, mais elle eut le temps d'apercevoir les visages figés des rescapés, les larmes de sa fille et, avec une netteté surnaturelle, le bois fissuré de la paroi du wagon…