Le temps qui coulait dans notre Atlantide avait ses propres lois. Précisément, il ne coulait pas, mais ondoyait autour de chaque événement évoqué par Charlotte. Chaque fait, même parfaitement accidentel, s'incrustait à jamais dans le quotidien de ce pays. Son ciel nocturne était toujours traversé par une comète, bien que notre grand-mère, se référant à une coupure de presse, nous précisât la date exacte de cette apparition céleste: 17 octobre 1882. Nous ne pouvions plus imaginer la tour Eiffel sans voir cet Autrichien fou qui se lançait de la flèche dentelée et, trahi par son parachute, s'écrasait au milieu d'une foule de badauds. Le Père-Lachaise n'avait pour nous rien d'un cimetière paisible, animé du chuchotement respectueux de quelques touristes. Non, entre ses tombes, les gens armés couraient en tous sens, échangeaient des coups de feu, se cachaient derrière les stèles funéraires. Raconté une fois, ce combat entre les Communards et les Versaillais s'était associé pour toujours, dans nos têtes, au nom de «Père-Lachaise». D'ailleurs, nous entendions l'écho de cette fusillade aussi dans les catacombes de Paris. Car, selon Charlotte, ils se battaient dans ces labyrinthes, et les balles fracassaient les crânes des morts d'il y a plusieurs I siècles. Et si le ciel nocturne au-dessus de l'Atlantide était illuminé par la comète et par les zeppelins allemands, l'azur frais du jour s'emplissait de la stridulation régulière d'un monoplan: un certain Louis Blériot traversait la Manche.
Le choix des événements était plus ou moins subjectif. Leur succession obéissait surtout à notre fiévreuse envie de savoir, à nos questions désordonnées. Mais quelle que soit leur importance, ils n'échappaient jamais à la règle générale: le lustre qui tombait du plafond lors de la représentation de Faust à l'Opéra déversait immédiatement son explosion cristalline dans toutes les salles parisiennes. Le vrai théâtre supposait pour nous ce léger tintement de l'énorme grappe de verre assez mûre pour se détacher du plafond au son d'une fioriture ou d'un alexandrin… Quant au vrai cirque parisien, nous savions que le dompteur y était toujours déchiré par les fauves – comme ce «nègre du nom de Delmonico» attaqué par ses sept lionnes.
Charlotte puisait ces connaissances tantôt dans la valise sibérienne, tantôt dans ses souvenirs d'enfance. Plusieurs de ses récits remontaient à une époque encore plus ancienne, contés par son oncle ou par Albertine qui eux-mêmes les avaient hérités de leurs parents.
Mais nous, peu nous importait la chronologie exacte! Le temps de l'Atlantide ne connaissait que la merveilleuse simultanéité du présent. Le baryton vibrant de Faust remplissait la salle: «Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage…», le lustre tombait, les lionnes se jetaient sur l'infortuné Delmonico, la comète incisait le ciel nocturne, le parachutiste s'envolait de la tour Eiffel, deux voleurs profitant de la nonchalance estivale quittaient le Louvre nocturne en emportant la Joconde , le prince Borghese bombait la poitrine, tout fier d'avoir gagné le premier raid automobile Pékin-Paris via Moscou… Et quelque part dans la pénombre d'un discret salon de l'Elysée, un homme à la belle moustache blanche enlaçait sa maîtresse et s'étouffait dans ce dernier baiser.
Ce présent, ce temps où les gestes se répétaient indéfiniment était bien sûr une illusion d'optique. Mais c'est grâce à cette vision illusoire que nous découvrîmes quelques traits de caractère essentiels chez les habitants de notre Atlantide. Les rues parisiennes, dans nos récits, étaient secouées constamment par les explosions des bombes. Les anarchistes qui les lançaient devaient être aussi nombreux que les grisettes ou les cochers sur leurs fiacres. Certains de ces ennemis de l'ordre social garderaient longtemps pour moi, dans leur nom, un fracas explosif ou le bruit des armes: Ravachol, Santo Caserio…
Oui, c'est dans ces rues tonitruantes que l'une des singularités de ce peuple nous apparut: il était toujours en train de revendiquer, jamais content du statu quo acquis, prêt à chaque moment à déferler dans les artères de sa ville pour détrôner, secouer, exiger. Dans le calme social parfait de notre patrie, ces Français avaient la mine de mutins-nés, de contestataires par conviction, de râleurs professionnels. La valise sibérienne contenant les journaux qui parlaient des grèves, des attentats, des combats sur les barricades ressemblait, elle aussi, à une grosse bombe au milieu de la somnolence paisible de Saranza.
Et puis, à quelques rues des explosions, toujours dans ce présent qui ne passait pas, nous tombâmes sur ce petit bistro calme dont Charlotte, dans ses souvenirs, nous lisait en souriant l'enseigne: Au Ratafia de Neuilly. «Ce ratafia, précisait-elle, le patron le servait dans des coquilles d'argent…»
Les gens de notre Atlantide pouvaient donc éprouver un attachement sentimental envers un café, aimer son enseigne, y distinguer une atmosphère bien à lui. Et garder pour toute leur vie le souvenir que c'est là, à l'angle d'une rue, qu'on buvait du ratafia dans des coquilles d'argent. Oui, pas dans des verres à facettes, ni dans des coupes, mais dans ces fines coquilles. C'était notre nouvelle découverte: cette science occulte qui alliait le lieu de restauration, le rituel du repas et sa tonalité psychologique. «Leurs bistros favoris, ont-ils pour eux une âme, nous demandions-nous, ou, du moins, une physionomie personnelle?» Il y avait un seul café à Saranza. Malgré son joli nom, Flocon de neige, il n'éveillait en nous aucune émotion particulière, pas plus que le magasin de meubles à côté de lui, ni la caisse d'épargne, en face. Il fermait à huit heures du soir, et c'est encore son intérieur obscur, avec l'œil bleu d'une veilleuse, qui provoquait notre curiosité. Quant aux cinq ou six restaurants dans la ville sur la Volga où habitait notre famille, ils se ressemblaient tous: à sept heures précises, l'huissier ouvrait les portes devant une foule impatiente, la musique de tonnerre mêlée de graillon déferlait dans la rue, et à onze heures la même foule, ramollie et vaseuse, se déversait sur le perron, près duquel un gyrophare de police apportait une note de fantaisie à ce rythme immuable… «Les coquilles d'argent Au Ratafia de Neuilly», répétions-nous silencieusement.
Charlotte nous expliqua la composition de cette boisson insolite. Le récit, très naturellement, aborda l'univers des vins. Et c'est là que, subjugués par un flot coloré d'appellations, de saveurs, de bouquets, nous fîmes connaissance avec ces êtres extraordinaires dont le palais était apte à distinguer toutes ces nuances. Il s'agissait toujours de ces mêmes constructeurs de barricades! Et nous rappelant les étiquettes de quelques bouteilles exposées sur les rayons du Flocon de neige, nous nous rendions maintenant à l'évidence que c'étaient uniquement des noms français: «Champanskoé», «Koniak», «Silvaner», «Aligoté», «Mouskat», «Kagor»…
Oui, c'est surtout cette contradiction qui nous laissait perplexes: ces anarchistes avaient su élaborer un système de boissons aussi cohérent et complexe. Et de plus, tous ces innombrables vins formaient, selon Charlotte, d'infinies combinaisons avec les fromages! Et ceux-ci, à leur tour, composaient une véritable encyclopédie froma-gère de goûts, de couleurs locales – d'humeurs individuelles presque… Rabelais, qui hantait souvent nos soirées de steppes, n'avait donc pas menti.
Nous découvrions que le repas, oui, la simple absorption de la nourriture, pouvait devenir une mise en scène, une liturgie, un art. Comme dans ce Café Anglais boulevard des Italiens où l'oncle de Charlotte dînait souvent avec ses amis. C'est lui qui avait raconté à sa nièce l'histoire de cette incroyable addition de dix mille francs pour un cent de… grenouilles! «Il faisait très froid, se souvenait-il, toutes les rivières étaient couvertes de glace. Il a fallu appeler cinquante ouvriers pour éventrer ce glacier et trouver les grenouilles…» Je ne savais pas ce qui nous étonnait le plus: ce plat inimaginable, contraire à toutes nos notions gastronomiques, ou bien ce régiment de moujiks (nous les voyions ainsi) en train de fendre des blocs de glace sur une Seine gelée.
À vrai dire, nous commencions à perdre la tête: le Louvre, Le Cid à la Comédie-Française, les barricades, la fusillade dans les catacombes, l'Académie, les députés dans une barque, et la comète, et les lustres qui tombaient les uns après les autres, et le Niagara des vins, et le dernier baiser du Président… Et les grenouilles dérangées dans leur sommeil hivernal! Nous avions affaire à un peuple d'une fabuleuse multiplicité de sentiments, d'attitudes, de regards, de façons de parler, de créer, d'aimer.
Et puis, il y avait aussi, nous apprenait Charlotte, le célèbre cuisinier Urbain Dubois qui avait dédié à Sarah Bernhardt un potage aux crevettes et aux asperges. Il nous fallait imaginer un bortsch dédié à quelqu'un, comme un livre… Un jour, nous suivîmes dans les rues de l'Atlantide un jeune dandy qui entra chez Weber, un café très à la mode, d'après l'oncle de Charlotte. Il commanda ce qu'il commandait toujours: une grappe de raisin et un verre d'eau. C'était Marcel Proust. Nous observions cette grappe et cette eau qui, sous nos regards fascinés, se transformaient en un plat d'une élégance inégalable. Ce n'est donc pas la variété des vins ou l'abondance rabelaisienne de la nourriture qui comptaient, mais…
Nous pensions de nouveau à cet esprit français dont nous nous efforcions de percer le mystère. Et Charlotte, comme si elle voulait rendre notre recherche encore plus passionnée, nous parlait déjà du restaurant Paillard sur la Chaussée-d 'Antin. La princesse de Caraman-Chimay s'y était fait enlever, un soir, par le violoniste tsigane Rigo…
Sans oser encore le croire, je m'interrogeais silencieusement: cette quintessence française tant recherchée, n'aurait-elle pas pour source – l'amour? Car tous les chemins de notre Atlantide semblaient se croiser dans le pays du Tendre.
Saranza plongeait dans la nuit épicée des steppes. Ses senteurs se confondaient avec le parfum qui embaumait ce corps féminin couvert de pierreries et d'hermine. Charlotte contait les frasques de la divine Otero. Avec un étonnement incrédule, je contemplais cette dernière grande courtisane, toute galbée sur son canapé aux formes capricieuses. Sa vie extravagante n'était consacrée qu'à l'amour. Et autour de ce trône s'agitaient des hommes – les uns comptaient les maigres napoléons de leur fortune anéantie, les autres approchaient lentement le canon de leur revolver de leur tempe. Et même dans ce geste ultime, ils savaient faire preuve d'une élégance digne de la grappe de raisin de Proust: l'un de ces amants malheureux s'était suicidé à l'endroit même où Caroline Otero lui était apparue pour la première fois!