Semionov alluma la télévision.
– Ah! regarde! Encore Micha Gorbatchev. Je l'aime bien, ce plaisantin. Il parle facilement et sans papier. Brejnev, lui, dans les derniers temps, il n'arrivait plus à remuer la langue dans la bouche; on en avait même pitié. Bien que ça ait été finalement un sacré salaud. Dire qu'il s'est fait trois fois Héros de l'Union soviétique! Et toutes ces médailles qu'il s'est collées! Et moi, je n'ai qu'une médaille – pour la défense de Moscou – et puis toute cette ferblanterie commémorative. Et la retraite, quatre-vingts roubles…
– Mais alors, comment tu vis? s'étonna Ivan.'
– Je vis parce que je suis doué pour ça! Tu sais, j'ai assez de poigne pour rendre jaloux n'importe qui. Il a fallu que ce soit aujourd'hui que je me fasse accrocher par ces deux crétins. D'habitude, ça va comme sur des roulettes. Vétéran, surtout avec des béquilles, on te donne des billets sans faire la queue. T'as à peine quitté la caisse qu'on te court après… Revends-nous tes billets.» On te les prend à n'importe quel prix. Et encore merci à Gorbatchev: il a mis le régime sec, mais est-ce qu'on peut se passer de vodka? Après sept heures du soir, pour une bouteille à dix roubles, on t'en donne vingt-cinq sans broncher. Moi, presque tous les portiers d'hôtel me connaissent; avec eux le commerce marche bien. Regarde un peu ma réserve, Vania.
Semionov se plia sur sa chaise et tira de dessous le lit une grande valise poussiéreuse. Dedans, en rangs serrés, s'alignaient des bouteilles de tous calibres, aux étiquettes multicolores.
– Alors tu vois, Vaniouch, tu peux y aller. Ne te gêne pas. J'en ai ici pour tout un régiment!
Mais Ivan ne buvait plus. Il ressentait déjà un engourdissement doux et joyeux; et déjà de toutes les choses de cette pauvre chambre se dégageait un chaud bien-être. Il devint volubile, raconta Stalingrad, l'hôpital, Tatiana. Semionov savait admirablement écouter, ne l'interrompait pas, lançait une réplique au bon moment, et au bon moment s'étonnait. Dans sa vie amère et agitée, il avait su apprendre à écouter les gens attentivement. Raconter des histoires, tout le monde peut le faire, mais écouter avec intelligence et sans se faire valoir… ça, c'est déjà de l'art!
Finalement, sans réussir à dissimuler sa joie, Ivan remarqua:
– Et moi, Sacha, c'est pas pour les fêtes que je suis à Moscou. Je viens marier ma fille. Oui, mon cher, comme je te le dis! «Viens, papa. Les parents de mon fiancé veulent faire ta connaissance.» Quand il faut, il faut. «Et leur famille, dit-elle, ce sont vraiment des gens de la haute: certains dans la diplomatie, d'autres dans les ministères.» Tu vois, elle m'a bien arrangé. Moi, j'étais arrivé dans le vieux complet que j'avais acheté encore avec les anciens roubles.
– Et ta fille, Vaniouch, elle travaille où? demanda Semionov en ouvrant adroitement une boîte de sardines.
Ivan, sans cacher sa fierté, mais avec une négligence enjouée, répondit:
– Ma fille, tu sais, elle vole aussi très haut, Sacha. Elle aussi, on peut dire qu'elle est dans le monde de la diplomatie. Ce qui est dommage, c'est que sa mère n'aura pas vécu jusqu'à son mariage. C'aurait été une vraie joie pour elle. Là où elle travaille, c'est le centre du Commerce international. T'en as entendu parler?
– Bien sûr que je connais! C'est à côté du Trekhgorka [32] . Des gratte-ciel gris tout comme en Amérique. On se croirait à New York. Et qu'est-ce qu'elle y fait?
– Comment t'expliquer? Tu comprends, il arrive par exemple un industriel ou un financier. Il vient signer un contrat, nous vendre quelques trucs; et voilà, ma fille l'accueille, lui traduit tout ce que nos gens lui disent, bref, elle l'accompagne partout. Et de langues, Sacha, tu sais combien elle en connaît?
Ivan commença à les énumérer, mais Semionov écoutait déjà un peu distraitement en hochant seulement de temps en temps la tête et en marmonnant: «Ouais, ouais…»
– Bien sûr, c'est un boulot fatigant, ça va sans dire, continua Ivan. Tout est calculé à la minute, conversations, négociations. Et en plus, parfois, service de nuit. Mais par contre, je lui répète toujours, t'as pas de sciure qui te tombe dessus, et ça ne pue pas l'essence. Et puis le salaire est vraiment intéressant. Moi, je ne gagnais pas ça, même quand j'étais routier.
Semionov se taisait en picotant distraitement de la fourchette un petit poisson brillant, dans son assiette. Puis il jeta sur Ivan un regard gêné et, comme s'il parlait à quelqu'un d'autre, bougonna:
– Tu sais, Vania, c'est un sale boulot à dire vrai.
Ivan fut interloqué.
– Sale? Mais qu'est-ce que tu veux dire par là?
– Je veux dire par là, Vaniouch, que… mais ne te vexe pas… je vais te dire… C'est pas avec la langue que les interprètes travaillent là. Elles se servent d'autre chose. C'est pour ça qu'elles sont bien payées.
– Ah! Sacha! T'aurais pas dû boire du vin après la vodka. Le mélange, ça t'a brouillé la tête. Tu racontes n'importe quoi. Ça fait rire de t'couter.
– Si tu ne veux pas, n'écoute pas. Mais seule-ment, je te dis la vérité. Et puis, je ne suis pas saoul du tout. Toi, tu es enterré dans ta campagne, tu ne sais rien. Et moi, je traîne mes béquilles dans tout Moscou, sous tous les porches; alors on ne me la fait pas à moi. «Service de nuit», tu parles! Ces hommes d'affaires, ils en font ce qu'ils veulent des interprètes, et pour leur plaisir!
– Quel sale bavassier tu fais! Alors, à ton avis, c'est toutes des prostituées?
– Ah! mais tu peux appeler ça comme tu veux. Il y a des prostituées qui sont à leur compte. Celles-ci, la milice les pourchasse. Il y en a d'autres, les officielles, si tu veux. Elles, ce sont de vraies interprètes, diplômes, livret de travail, salaire et tout. Le jour, elles interprètent et la nuit, elles rendent service à ces capitalistes en échange de dollars.
Semionov s'échauffait, il avait l'air hirsute et méchant. «Il n'est pas ivre, pensa Ivan. Et si ce qu'il dit était vrai…»
Et avec un rire artificiel, il dit:
– Mais alors, Sacha, pourquoi diable l'Etat entretiendrait cette saloperie?
Ils recommencèrent à se disputer. En sentant que quelque chose mourait en lui, Ivan comprit que Semionov ne mentait pas. Et de peur de le croire, il bondit en renversant son verre, et avec un cri rauque l'empoigna. Il le lâcha aussitôt tant son corps mutilé lui sembla pitoyable et léger. Semionov se mit à crier:
– Mais tu ne comprends pas, idiot, que je t'ouvrir les yeux? Tu marches comme un paon avec ton Étoile qui brille. Tu ne comprends pas qu'on s'est fait avoir. Demain on ira ensemble, je te montrerai ce service de nuit. Je connais un des types du vestiaire à l'«Intourist». Il nous laissera passer… Mais je t'assure, on nous laissera passer, tu verras. J'irai sans béquilles, avec une canne. Regarde un peu quelle prothèse j'ai…
Semionov rampa de la chaise sur le plancher, fouilla sous le lit et en tira une jambe de métal avec une grosse chaussure de cuir noir. Ivan eut l'impression de vivre un songe horrible et absurde. Semionov se laissa tomber sur le lit et se mit à ajuster sa prothèse en criant:
– Moi, je ne suis qu'une demi-portion; à qui diable est-ce que je peux servir? La prothèse, on me l'a donnée gratuitement; tu la portes un jour, et toute la semaine le ventre te saigne. Mais pour toi, Vania, je la mets. Demain tu vas voir, je vais te montrer ce qu'elle vaut, ton Étoile… Sous la couverture piquée, avec ma femme, tu disais… Ha! Ha! Ha!
Le préposé au vestiaire les laissa s'installer dans un recoin obscur, cachés derrière l'éventail poussiéreux d'un palmier qui poussait dans un grand bac en bois. De là, on voyait les ascenseurs, un petit bout de la salle de restaurant et, à travers la porte-fenêtre sombre, l'arrière-cour remplie des poubelles de la cuisine. On voyait aussi les deux panneaux de la porte coulissante de l'entrée secondaire qui s'ouvraient automatiquement. Ce soir-là, peut-être à cause de la neige humide, cette porte était déréglée; elle s'ouvrait et se fermait à chaque seconde, avec une obéissance mécanique obtuse, bien que personne ne s'approchât d'elle.
Ivan était assis à côté de Semionov derrière le palmier, sur les planches de bois verni qui cachaient les radiateurs. Semionov s'était installé de côté, allongeant sa prothèse rigide. De temps en temps, il donnait à Ivan des explications à voix basse:
– Là, tu vois, derrière le vestiaire, elles ont au sous-sol une «valioutka», un bar à devises. C'est réservé aux capitalistes. Et aussi, bien sûr, aux filles. Là-bas, tu vois, ce couple qui va vers l'ascenseur. Et là, cette robe collante, elle va aller avec lui. Dix minutes de travail et elle empoche ce que tu gagnais en un mois comme routier.
Ivan voyait aller et venir des gens insolites non seulement dans leur langue et leurs vêtements, mais même dans leur manière de se déplacer.
Silencieusement s'ouvraient et se refermaient les portes des ascenseurs. Au vestiaire une fille toute jeune accourut, qui miaula comme une chatte: «Vous n'auriez pas un paquet de Marl -boro?»
– Il traficote, celui-ci. Il n'est pas bête, expliqua Semionov à Ivan. Les devises, elle ne veut pas les dépenser, et peut-être qu'elle ne les a pas encore gagnées. Elle est bien jeune…
Passa une femme éclatante et de grande taille, la poitrine opulente sous la fine robe en tricot. Elle marchait sur des talons si hauts et si aigus que ses mollets semblaient se crisper dans une crampe. Près de la tablette du vestiaire s'arrêta un homme jeune, dans un costume bien ajusté, un journal à la main. Il échangea quelques paroles nonchalantes avec le préposé, lançant des regards tantôt sur ceux qui sortaient des ascenseurs, tantôt sur ceux qui entraient à l'hôtel. «Un type du K.G.B.», chuchota Semionov.
Ivan était fatigué par le défilé ininterrompu des visages, par le crissement mécanique de la porte déréglée. De l'ascenseur sortit la blonde à la robe étroite qui se dirigea vers le vestiaire. «Elle a fini son boulot», pensa Ivan. La blonde se mit du rouge à lèvres devant la glace et se dirigea vers la sortie. Distraitement il la suivait du regard.
A cet instant, Ivan vit Olia.
Elle marchait à côté d'un homme de grande taille dont Ivan n'eut pas le temps de voir le visage tellement il regardait sa fille avec fascination. Olia parlait avec son compagnon et lui souriait, détendue et naturelle. Semionov poussa Ivan du coude en lui murmurant quelques mots. Ivan n'entendait rien. Il sentait quelque chose se serrer affreusement en lui et un goût salé lui crisper les mâchoires. Il comprit qu'il fallait réagir, bondir, crier, mais il ne put pas. Quand il se remit à entendre, il saisit une parole de Semionov: