Un jour, en hiver, elle avait parlé de tout cela à Svetka. Celle-ci, en faisant rageusement tourner son hula-hoop, lui dit:
– L'essentiel, tu sais, Olia, c'est de ne pas te laisser aller. Tu n'y es pas encore! Tu te souviens, Tchékhov, dans L'Anguille … Ça y est, elle est déjà prise par les ouïes, mais elle donne un coup de queue et hop! elle prend le large… Tiens, écoute bien ce que je te conseille: fais inviter ton père. Après tout, c'est un Héros. Il accroche toutes ses décorations et tu l'amènes chez tes futurs beaux-parents. Pour que ce soit déjà un peu comme en famille… Eh bien! Qu'est-ce qu'il y a de gênant à ça? La seule chose gênante au monde, c'est de passer le pantalon par la tête! Allez, vas-y! Je les connais ces petits diplomates… de vraies anguilles. Tant que tu n'auras pas le tampon sur ton passeport, ne crois pas que c'est arrivé.
Elle finit de tourner et le hula-hoop glissa paresseusement à ses pieds. Prenant le centimètre, elle se mesura la taille.
– Oh, mince alors! Je n'arrive pas à liquider cette mangeaille du nouvel an! Ah! bien sûr, toi lu ris. Moque-toi d'une pauvre vieille femme malade. Je te trouve un fiancé et tu ne me remercies même pas! Une fois mariée, tu ne me salueras plus, tu rouleras en limousine avec ton petit mari. Mais ça ne fait rien. Mon Vovka, pendant ce temps-là, en Afghanistan, sera devenu général. On ne sera pas moins bien que vous… Bon, maintenant il faut encore que je tourne, sinon les capitalistes ne m'aimeront plus…
Le matin, Olia allait travailler et toute la journée Ivan se promenait dans Moscou. Il se sentait comme un retraité imposant qui, à pas lents, déambule à travers les rues printanières. Les passants jetaient un coup d'œil sur son Étoile d'or et, dans le métro, on lui cédait la place. Il aurait bien voulu, sur un banc, dans un parc, engager la conversation avec quelqu'un et parler incidemment de sa fille. Voilà comment ça s'était passé. Eux deux, ils avaient été de simples ouvriers, et leur fille, elle avait volé si haut qu'elle travaillait maintenant avec des diplomates étrangers.
Il aurait voulu raconter comment ils avaient acheté son costume, parler de ses futurs beaux-parents, du portefeuille en cuir qu'elle lui avait offert. Dans les plis odorants de celui-ci, il avait trouvé un billet de cent roubles. «Ça, papa, c'est pour tes repas, avait expliqué Olia. Je n'ai pas le temps de te préparer le déjeuner…»
Un jour, passant près du Bolchoï, il avait saisi la conversation de deux femmes à l'air provincial.
– Mais non, je me suis renseignée. À cause de la fête de la Victoire, on ne vend des billets qu'aux Vétérans, et évidemment aux étrangers, qui paient en devises.
– Peut-être qu'il faut glisser un billet à l'administrateur, fit l'autre.
– Bien sûr qu'il va te les vendre! Compte là-dessus. Il a bien besoin de nos roubles froissés!
Près des caisses du Bolchoï, face au Kremlin, Ivan vit une énorme foule bourdonnante, explosant de mécontentement. Elle commençait dans le passage souterrain du métro, gravissait l'escalier, se déversait dehors vers les portes vitrées des caisses.
– C'est toujours comme ça, bougonnait une femme. On vient une fois dans sa vie à Moscou. Et voilà, tous les billets aux Vétérans!
– Mais de quels Vétérans parlez-vous? intervint quelqu'un. Tout est mis de côté pour être vendu trois fois son prix.
– Tout ça, c'est des salades! C'est les devises qui les intéressent. Le pétrole, il n'en reste plus, alors ils vendent la culture! lança un troisième, du cœur de l'attroupement.
Ivan, ayant déboutonné son imperméable pour qu'on voie son Étoile, se faufila vers la caisse. «Je vais faire une surprise à Olia, pensa-t-il avec joie; je vais rentrer et dire négligemment: "Et si on allait ce soir au théâtre, au Bolchoï par exemple?" Elle va s'étonner: "Mais comment? On n'aura jamais de billets." Et moi, d'un coup de baguette: "On n'en aura jamais? Tiens, les voilà!"»
Dehors, la foule se brisait contre une barrière métallique près de laquelle se tenaient trois miliciens. Voyant l'Étoile du Héros, ils écartèrent un peu la barrière et laissèrent passer Ivan vers les caisses. Là, devant les portes encore fermées, s'étaient attroupés une cinquantaine de Vétérans. Ivan examinait les brochettes sur les revers de leur veste et, sur l'un d'eux, il remarqua même deux Étoiles d'or. Plusieurs d'entre eux semblaient attendre ici depuis longtemps et pour tuer le temps ils se racontaient leurs histoires de guerre. Le ciel s'était couvert depuis le matin et maintenant une neige humide tombait, apportée par un vent glacial. Les gens frissonnaient, relevaient leur col. Près de la porte, un invalide dans un manteau usé se tenait courbé, appuyé sur son unique jambe.
– Eh! la vieille garde! Qu'est-ce qu'on attend ici? lança Ivan à ceux qui étaient près de lui. Il n'y a plus de billets?
– On attend l'appel! lui répondit-on. À midi, on va nous recompter et on nous laissera entrer.
En effet, à midi juste la porte s'ouvrit et une femme ensommeillée, l'air mécontent, annonça:
– Il y a cent cinquante billets en vente. La règle, c'est deux billets par personne, ce qui veut dire un pour le Vétéran et un pour un membre de sa famille. Ceux qui ont un numéro d'ordre, prenez la file. Les autres, mettez-vous derrière.
Il tombait de gros flocons de neige et soufflait un vent aigu. Non loin, sortant de la porte du Kremlin, filaient, longues et brillantes comme des pianos, des voitures gouvernementales. Et il y avait une foule rejetée par les barrières et les miliciens, une foule qui attendait un miracle et qui regardait avec une jalousie avide les Vétérans qui se mettaient en rang.
– Trente et un, trente-deux, trente-trois…, marmonnait d'un ton rogue la femme ensommeillée.
Et les vieux hommes, sursautant, s'agitaient et gagnaient à la hâte leur place dans la colonne.
– Pourquoi est-ce qu'on a versé notre sang? lança une voix moqueuse devant Ivan.
En regardant de plus près, Ivan vit un visage d'homme du peuple plissé par un sourire. C'était l'invalide qui se tenait à quelques têtes devant lui. Ce visage lui sembla familier.
Ivan s'était retrouvé soixante-deuxième. Il eut deux billets pour Le Festin de pierre . En sortant de la foule, il prit le passage souterrain et tourna vers le métro. Passant devant un recoin obscur près des distributeurs automatiques en panne, il remarqua de nouveau le Vétéran invalide. Devant lui, deux jeunes gens à la mode lui lançaient quelque chose en s'interrompant. Ivan s'arrêta et tendit l'oreille. L'un d'eux, tenant l'invalide par le revers, débita d'une façon méprisante:
– Écoute, vieux, ne fais pas le mariole. Faut pas faire flamber les prix… Tu les as toujours vendus cinq roubles. Qu'est-ce que tu as à nous emmerder? Prends-en dix et tire-toi acheter ta bouteille. Il n'y aura pas un con pour t'en donner quinze, vieille canaille! Si encore c'était à l'orchestre!
– Alors moi, je ne les vends pas. C'est à prendre ou à laisser, répondit le Vétéran.
Il se balança sur ses béquilles et tenta de s'éloigner. Mais l'un d'eux le poussa vers les distributeurs et le prit au collet.
– Toi, écoute, Héros de Borodino. Je vais te les casser, tes béquilles. Tu vas rentrer sur le ventre.
Ivan s'approcha et sur un ton conciliant demanda:
– Eh! les jeunes! Qu'est-ce que vous avez à embêter le Vétéran?
L'un des gars, roulant son chewing-gum dans la bouche, fit un pas vers Ivan.
– Et toi, tu la veux aussi, ta paire de béquilles?
Et il repoussa nonchalamment Ivan d'un coup d'épaule.
– Ça va, laisse tomber, Valera! intervint l'autre. Qu'ils aillent au diable, eux et leur Victoire! Tu vois, celui-là, c'est même un Héros de l'Union soviétique. Allez, viens, il y a les flics qui rappliquent!
Et en se dandinant ils se dirigèrent vers le métro.
Ivan tendit la main à l'invalide. Répondant à sa poignée de main, celui-ci dit, mi-confus, mi-malicieux:
– Moi, je t'ai remis tout de suite, déjà tout à l'heure, dans la queue; seulement je ne me suis pas fait reconnaître. Toi, dis donc, tu es devenu quelqu'un d'important, avec ta cravate, ton Etoile… À coup sûr, tu es colonel, Vania, pas moins!
– Tu rigoles! Général, mon vieux! Ton nom de famille, je me le rappelle bien. Mais j'ai oublié ton prénom. Sacha? Ah! oui, c'est Alexandre Semionov, ça me revient maintenant. Ce que j'avais retenu, c'est tes grandes oreilles décollées… Tu te souviens, on plaisantait toujours; on disait qu'il te faudrait un masque à gaz sur mesure. Et puis le sergent qui te blaguait: «Ecoute bien, Sacha, avec tes radars, si les Fritz ne viennent pas bombarder!» Et ta jambe, où tu l'as perdue? Si je me souviens bien, c'était pas grave, juste une égratignure. On disait même entre nous que tu t'étais fait ça toi-même!
– Non, Vanioucha, tu devrais pas dire ça. Ce qui m'est arrivé, tu sais, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi. Je vais te le raconter, mais viens plutôt chez moi. On discutera devant un petit verre. Je ne peux pas rester longtemps ici, toute la milice me connaît. On me fait courir comme un pestiféré! T'inquiète pas, tu auras le temps de rentrer à ton Iassenevo. Allons-y! C'est ma tournée. J'habite tout près d'ici dans une kommunalka [31] .
Dans la petite chambre, on sentait un semblant d'ordre touchant.
– Vaniouch, tu vois, on m'avait à peine tailladé que ma femme m'a laissé tomber. C'est que… tu vois… tout a commencé par un orteil, un éclat me l'a esquinté. On m'avait posé un garrot; mais, bon Dieu, il faisait si froid – tu te souviens – moins quarante, et la jambe, elle a gelé. Et puis la gangrène s'y est mise. On m'a amputé du pied… ils regardent, et c'est déjà noir plus haut. Alors ils coupent au-dessous du genou et ça pourrit déjà au-dessus. Ils tranchent encore plus haut, en laissant juste un moignon à quoi accrocher une prothèse. Ça n'a pas marché. Alors on m'a raccourci jusque sous le ventre… Bah! À quoi bon remuer tout cela? Allez, Vania, trinquons à la Victoire!
– Et nous, avec les copains, qu'est-ce qu'on n'a pas raconté sur ton compte… Tu sais, on etait là, dans la tranchée, frigorifiés, et puis on parlait de toi et on racontait des histoires: «Quand on pense à ce salaud de Semionov… Il s'est pété un orteil et maintenant il est couché avec sa femme sous la couverture piquée…» Et c'était donc ça, en réalité!
– Non, Vaniouch. Tu vois, j'aurais mieux aimé faire cinq ans de tranchées plutôt que ça. Et j'aurais passé toute ma vie tout seul. Depuis vingt ans… et maintenant ça y est, c'est fini. Tu sais, à l'hôpital, c'est par wagons, par convois entiers qu'on nous emmenait. Ils avaient juste le temps de nous décharger. Et, bien sûr, on nous charcutait à la va-vite. A moi, tu vois, on m'a coupé tous les nerfs sous le ventre, comme si on m'avait châtré. Quelle femme aurait voulu de moi après ça?