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Pendant ses errances à travers la ville, il avait eu tout le temps de bien rassembler ses idées. Il y avait pensé avec un détachement surprenant comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre. Il se rappela où se trouvait, dans le désordre de la cuisine, un rasoir; et dans quel tiroir de la commode, les comprimés. Avec ses voisins de palier, ses relations s'étaient détériorées. C'est pourquoi, le billet demandant qu'on passe le voir, il décida de le glisser sous la porte de l'appartement du dessus où habitait un robuste magasinier, Jora. Avec lui il s'entendait bien, et parfois ils buvaient ensemble. «C'est bien, il est costaud. Il n'aura pas la frousse, lui, pensait Ivan. C'est important. Un autre aurait un coup au cœur…»

En montant l'escalier, il se tâtait le cou, cherchant où le sang bat le plus fort. «Ça doit être ça, la carotide. Oh! que ça cogne! L'important, c'est de l'atteindre au premier coup. Sinon, tu vas courir comme un poulet à demi égorgé!»

À la maison il prit le rasoir et retrouva les somnifères. Sur un morceau de papier il écrivit: «Jora, viens au 84. C 'est important.» Il alla glisser le billet sous la porte.

Revenu chez lui, il fit le tour de l'appartement, jeta un coup d'œil sur une photo à l'encadrement de bois: Tatiana et lui encore tout jeunes, et derrière eux des palmiers et la silhouette brumeuse des montagnes. Puis, après avoir pris un verre d'eau au robinet, il commença à avaler les comprimés l'un après l'autre.

Bientôt Ivan sentit un brouillard épais, étouffant tous les sons, tournoyer lentement dans sa tête. Il ouvrit le rasoir et, comme pour se raser, leva le menton.

À cet instant il se souvint qu'il avait claqué la porte et qu'il fallait la laisser ouverte, sinon Jora ne pourrait pas entrer. Sa pensée fonctionnait encore et cela lui causait une satisfaction absurde. Dans l'entrée, il tira des poches de son manteau les médailles enveloppées dans un vieux bout de journal et la lettre du dessoû-loir moscovite. Il jeta les médailles dans un tiroir et, levant la lettre dans la lumière, il ouvrit l'enveloppe sans hâte. Il n'y avait là rien d'officiel. La feuille recouverte d'une écriture féminine régulière commençait par ces mots: «Cher Papa! Il y a déjà longtemps que je ne t'ai écrit, mais tu ne peux savoir ce que c'est que la vie moscovite…»

Ivan saisit l'enveloppe et lut avec peine l'adresse de l'expéditeur: Moscou – Avenue Litovski, Maison 16, Appartement 37, Demidova O.I. Fébrilement, confondant les lignes qui déjà se brouillaient, il arrachait du regard des lambeaux de phrases: «J'ai fait connaissance avec un jeune homme bien… Nous pensons nous marier en juillet… Ses parents veulent te connaître. Viens pour les fêtes de mai… Tu resteras avec nous une semaine ou deux…»

Ivan ne retrouva jamais la toute dernière phrase de la lettre, bien qu'il l'ait vue de façon absolument distincte et qu'il l'ait même répétée, lui semblait-il, en chuchotant: «Les cloches sonnent à Moscou… Les cloches sonnent… Et qui pourrait les entendre?»

Ivan ne revint à lui que dans l'après-midi. Il ouvrit les yeux et plissa les paupières à l'aveuglant soleil qui frappait dans les carreaux. Il était couché sur le plancher. Au-dessus de lui, Jora accroupi le secouait par l'épaule:

– Dmitritch, Dmitritch! Mais réveille-toi, sacré Vétéran! Quel buveur tu fais! Où as-tu pris une cuite pareille? Mais ne ferme donc pas les yeux, tu vas t'endormir de nouveau. Pourquoi m'as-tu appelé? Qu'est-ce que c'est que cette affaire urgente? C'est de te réveiller? Hein? Tu crois que je n'ai que ça à faire, venir te dessoûler?

Ivan, l'écoutant et saisissant à peine le sens des mots, souriait. Puis, au moment où Jora un peu agacé s'apprêtait à partir, Ivan décolla ses lèvres pâteuses et demanda doucement:

– Jora, donne-moi cinq roubles. Je te les rendrai à ma prochaine retraite.

Jora sifflota et se leva, plongeant les mains dans les poches.

– Dis donc, Dmitritch, tu y vas fort! Tu t'es trouvé un pionnier bénévole! Tu ne voudrais pas que je t'apporte une bouteille et que je te nourrisse au biberon, des fois?…

Puis il jeta un œil sur l'appartement vide et défraîchi, sur Ivan dont le visage maigre était mangé par la barbe, et dit d'une voix conciliante:

– Bon, cinq roubles, je ne les ai pas. En voilà trois. Ça suffira pour soigner ta gueule de bois

Au Gastronom, hier, ils en ont reçu un raide, à deux roubles soixante-dix la bouteille. Les gars disent qu'il est bon…

Se remettant un peu, Ivan s'ébroua longuement avec plaisir sous le robinet d'eau froide, puis sortit dans la rue printanière et, sans se presser, en souriant au soleil chaud, il se dirigea vers le magasin.

Au retour il fit cuire une casserole de pâtes. Il les mangea lentement, avec une boîte de poisson bon marché. Après le repas, il versa un paquet entier de lessive dans la baignoire, ramassa tout le linge et tous les vêtements, et fit un grand

À la gare, quand Ivan distingua Olia au milieu de la foule dense et grouillante, il eut le souffle coupé, tellement elle était changée. Ils allèrent vers le métro et il ne parvenait pas à s'habituer à l'idée que cette jeune femme svelte était sa fille. Tout était tellement simple et naturellement harmonieux en elle – d'étroits souliers gris clair, des bas noirs, une veste ample et largement épaulée.

– Dis donc, Olia! Tu es devenue une vraie occidentale! lui dit-il en hochant la tête.

Elle rit.

– Oui, papa. «Tel entourage, tel plumage!» Je ne peux pas faire autrement. Tu sais à quels gros oiseaux j'ai affaire. Pas plus tard qu'hier, j'en ai terminé avec un capitaliste. Il a des usines dans sept pays du monde… Devant eux, il faut ressembler à quelque chose, sinon ils ne signent pas nos contrats.

– Et moi, tu vois, je suis un vrai paysan. Tu dois avoir honte de marcher à côté de moi.

– Mais non. Qu'est-ce que tu racontes, papa? Quelle bêtise! Ton Étoile seule vaut tout le reste. Pour le vêtement, ne t'inquiète pas. Demain, on arrangera ça. Avec ce costume, tu sais, on ne peut pas rendre visite aux parents d'Alexeï. Et surtout, il te faut une autre chemise.

Ivan pensait justement que ce qu'il avait de mieux, c'était sa chemise. Il l'avait achetée quelques jours avant son départ et il avait été tout heureux en l'essayant – il s'était senti rajeuni et fringant comme autrefois. Ce qu'il aimait surtout, c'est que cette chemise ne lui serrait pas le cou; et pourtant il la boutonnait jusqu'en haut.

Durant ces dernières semaines il avait mis de l'ordre dans l'appartement et même, par une chaude journée d'avril, il avait lavé les vitres. Il les lavait lentement, se délectant de la fraîcheur et de la légèreté de l'air qui entrait dans les chambres…

Le lendemain, Olia l'emmena dans un grand magasin où flottait une odeur doucereuse et étouffante.

– Tu sais, papa, on aurait pu bien sûr tout acheter à la Beriozka [30] . J'ai des bons. Mais tu vois, d'abord mes beaux-parents sont tellement snobs que rien ne peut les impressionner. Et ensuite ton Étoile sur un vêtement étranger, cela n'ira pas. Alors on va trouver quelque chose de chez nous, mais de qualité.

Avec ce costume bleu marine qui tombait bien, Ivan se regardait dans la glace et ne se reconnaissait pas.

– Et voilà, plaisanta Olia, un vrai général en retraite. Maintenant on va acheter deux chemises et des cravates.

À la maison, elle le tortura en faisant et défaisant son nœud de cravate et en cherchant le meilleur endroit pour accrocher l'Étoile.

– Laisse donc, Olia. Ça va bien comme ça, implora enfin Ivan. Tu m'attifes comme une demoiselle. C'est comme si c'était moi qui me mariais…

– Oh! Si tu savais, papa, rien n'est simple, soupira Olia. Il faut tout prévoir, tout calculer. Tu ne peux pas t'imaginer dans quelle sphère volent ces oiseaux! Ils évoluent tout le temps à l'étranger. Leur appartement est un vrai musée. Le café, ils le boivent dans de la porcelaine ancienne, et leurs connaissances sont de la même espèce: diplomates, écrivains, ministres. Attends, attends, ne remue pas! Je vais faire sur toi, là, tout de suite, une petite pince et après je la coudrai; sinon la chemise va bâiller, ça ne sera pas beau… Tu comprends, c'est vraiment la fine fleur de la société moscovite. Le père d'Aliocha faisait ses études avec Gorbatchev au MGU et, encore maintenant, ils sont à tu et à toi. Tu te rends compte! Bon, un dernier essayage et je te laisse tranquille. Oh! que tu as maigri, papa. Tu n'as plus que la peau sur les os. À Borissov, tu ne dois rien trouver dans les magasins… Voilà, ça y est. Regarde-toi dans la glace. Un vrai superman! Demain on ira t'acheter des chaussures convenables et je te sors. Non, l'Étoile est trop haut. Attends, je vais te la descendre un peu…

La visite aux futurs beaux-parents était prévue pour le 9 mai, fête de la Victoire. Cette date avait paru à Olia tout à fait bien choisie. On montrerait à la télévision quelque documentaire, le père se souviendrait du passé et raconterait ses souvenirs. Et voilà déjà un bon sujet de conversation! Ce n'était pas avec lui qu'on irait parler de la dernière exposition parisienne…

C'était vrai. Tout n'était pas si simple.

Quand elle avait écrit à son père que le mariage était prévu pour juillet, elle avait un peu anticipé sur les événements. Alexeï parlait de ce mariage d'une façon un peu évasive. Les parents, eux, se montraient très gentils avec elle. Mais dans leur bienveillance mondaine même, Olia sentait le danger de l'écroulement de tous ses plans. Du reste il ne s'agirait même pas d'un écroulement. Tout simplement un sourire aimable, un regard doux et légèrement étonné sous le sourcil levé: «Mais, petite sotte, comment pouvais-tu espérer un jour prendre place dans notre milieu?»

Ce sourire, elle l'avait remarqué pour la première fois quand elle leur avait dit qu'elle travaillait comme interprète au Centre. La mère d'Alexeï souriait distraitement en tournant sa petite cuillère dans sa tasse. Le père, lui, sourit largement et sur un ton un peu théâtral s'étonna: «Ah! Vous m'en direz tant!» Et ils échangèrent un rapide regard.

«Savent-ils exactement ce qu'est mon travail? se tourmentait Olia. Mais bien sûr qu'ils savent! Et peut-être qu'ils s'en fichent? Ou bien ils me tolèrent à cause d'Aliocha? Ils ne veulent pas le contrarier? Et peut-être lui-même doit savoir…»

Dans les derniers temps, ce mariage était devenu pour elle une idée fixe. Il lui semblait que si elle réussissait à se faire épouser par Alexeï, ce serait non seulement une ère nouvelle, mais une vie tout à fait autre. Il n'y aurait plus ce Iassenevo recouvert de neige, ni cette chambre dans l'appartement préfabriqué! Ce serait le centre de Moscou et une maison prestigieuse, et une entrée avec un gardien, et la voiture de fonction de son mari sous la fenêtre. Cet espionnage à la chaîne prendrait fin; les parents d'Alexeï lui trouveraient un travail honorable dans quelque service du Commerce extérieur. Et peut-être affecterait-on Alexeï à l'étranger, dans une ambassade; et elle l'accompagnerait, et elle passerait à son tour les barrières de la douane de Cheremetievo, au-delà desquelles ses clients avaient l'habitude de lui faire des signes d'adieu. Ou plutôt non, pas par cette barrière, mais directement par l'entrée des diplomates.

[30] Il existe un type de Beriozka ouverte aux Soviétiques qui ont travaillé à l'étranger et ont échangé leurs devises contre des bons d'achat.


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