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Outkine émit un son étrange, entre un gémissement et une protestation.

– Tais-toi, je te dis! le rabroua de nouveau Samouraï. Tais-toi avec ton romantisme à la con! C'est ça la vie normale, tu l'as compris, oui ou non? Des mecs qui sortent après dix ans de cette vie et qui vivent parmi nous… Et nous sommes tous comme ça, à peu près. Cette vie normale, c'est la nôtre. Aucune bête ne vivrait ainsi…

– Mais Olga, mais Bel… Bel…, souffla tout à coup Outkine d'une voix torturée sans pouvoir continuer.

Samouraï ne dit rien. Il regarda autour de lui pour bien situer l'endroit. Puis il reprit la pique et fit signe à Outkine de le suivre… Ils n'allèrent pas à Nerloug ce jour-là. Ils manquèrent leur rendez-vous de dix-huit heures trente.

Plus tard assis dans les locaux enfumés de la milice à Kajdaï, ils passèrent un long moment à attendre qu'un employé se libère pour pouvoir les accompagner sur les lieux. Samouraï se taisait en hochant parfois la tête. Ses yeux fixaient les reflets de jours invisibles. Outkine, de biais, observait ces ombres fuyantes. Et il sentait que Samouraï allait bientôt s'éclaircir la voix et, d'un ton confus, lui demander pardon…

Assis sur l'appui de la fenêtre, Outkine me racontait la fin de l'époque Belmondo dans le pays de notre enfance… Sa voix avait une résonance si étrange dans le couloir vide de notre foyer! À travers son visage – celui d'un jeune homme, avec sa première moustache -, transparaissaient les traits de l'enfant blessé d'autrefois. Cet enfant qui attendait avec tant d'émotion le début de la vie d'adulte, en espérant connaître l'amour – comme les autres – malgré tout. Et moi, vivant déjà tranquillement ma routine amoureuse de jeune mâle insouciant, je perçus soudain l'infini désespoir que mon ami portait en lui. Son visage était limé, aurait-on dit, par l'indifférence des regards féminins. Par leur cécité, si naturelle, si impitoyable…

Outkine remarqua l'intensité de mon regard. Une ombre de sourire désabusé affleura ses lèvres. Il détourna la tête vers la vitre derrière laquelle pâlissait la nuit frileuse de Leningrad.

– Et quand on est revenus sur les lieux avec les types de la milice, continua-t-il, quand on a revu l'évadé accroché à sa branche, je n'avais plus peur. Pas de tristesse, pas de douleur non plus. J'ai honte de le dire, mais j'éprouvais… une sorte d'étrange joie. Oui… Je me disais – dans cette langue très profonde, tu sais, qui s'articule en nous sans mots – je me disais que si le monde est aussi atroce, il ne peut être ni vrai, ni surtout unique. Oui, je me disais qu'on ne peut pas le prendre au sérieux…

Observant les miliciens qui, aidés par Samouraï, essayaient d'arracher le mort à l'arbre, Outkine vivait une mystérieuse révélation. Ce jeune prisonnier dont les hommes, soufflant dans l'effort, tordaient les doigts glacés, marquait une limite. Tout comme le corps mutilé d'Outkine? La limite de la cruauté, de la douleur. Une frontière…

Le cadavre céda enfin. Les trois miliciens et Samouraï le portèrent vers la voiture tout-terrain garée à la lisière de la taïga. La chapka du prisonnier glissa de sa tête. C'est Outkine qui la ramassa. Il suivait les autres, en pointant à chaque pas son épaule droite vers le ciel, comme s'il voulait jeter un coup d'œil par-delà la frontière…

Nous passâmes toute une journée à traîner dans les rues humides de Leningrad. Nous entrions dans les musées, traversions la Néva. J'étais fier de montrer à Outkine l'unique ville occidentale de l'Empire. Mais ni lui, ni moi, n'avions vraiment la tête à faire une excursion. Même à l'Ermitage nous parlions d'autre chose. La nuit, Outkine m'avait transmis une trentaine de pages tapées à la machine – le fragment de son futur roman. «Dans la tradition de L'Archipel du Goulag » avait-il précisé… Je les portais main tenant sous ma veste, je me sentais un vrai dissident.

Oui, même au milieu du palais impérial, nous parlions, tout bas, des horreurs du régime. Nous critiquions tout. Nous le rejetions en bloc. Le Belmondo de notre adolescence et son Occident mythique se transformaient en un idéal de liberté, en un programme de combat. Nous voyions toujours le soleil embrouillé dans les barbelés, empalé sur les miradors. Il fallait le mettre en branle, ce gigantesque balancier! Il fallait libérer le temps, notre temps, ce malheureux otage de la dictature!

Notre chuchotement coléreux risquait à tout moment de fuser dans un cri. Grâce à Outkine ce fut chose faite.

– Moi, je n'ai rien à perdre, je me battrai même au camp!…

Je me mis à tousser pour étouffer l'écho de ses paroles sous les fastueux plafonds. La gardienne nous jeta un regard méfiant. Nous émergions de nos projets régicides. Devant nous, sous un baldaquin rouge, se dressait le trône impérial des Romanoff…

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