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– Encore une semaine et je le mets au repos, dit Verbine en souriant quand le bac s'immobilisa près du petit débarcadère en bois.

J'attrapai ma mallette et descendis sur le sable. Verbine me suivit, alluma une cigarette, m'en proposa une aussi.

Nous parlions de choses et d'autres. Déjà comme deux proches parents. Il ne remarquait pas mon émotion. C'est que tout le monde croyait que j'allais à Nerloug, pour m'engager comme apprenti mécanicien dans une entreprise de camions. La version très crédible. Le destin typique pour un jeune gars de chez nous. Et moi, en ressentant un étrange vide sous le cœur, je regardais le village perdu derrière le voile de pluie. Je ne savais pas encore que c'était pour la dernière fois…

Tout à coup, une silhouette féminine apparut dans ce lointain brumeux. Une femme vêtue d'un long imperméable marchait sur le sable, au bord de l'eau.

Verbine soupira. Nous échangeâmes un regard.

– Elle l'attend toujours, dit-il tout bas comme s'il avait peur que la femme sur la rive opposée puisse l'entendre. Je l'ai vu, son mari, cet hiver. À Nerloug… Tout le monde sait qu'il est vivant. Elle, elle espère toujours que je vais le lui ramener un jour sur mon bac…

Le passeur se tut, les yeux fixés sur la silhouette fragile effacée par la pluie. Puis, me jetant un regard plein de quelque crânerie désespérée, il parla plus haut, d'une voix presque joyeuse:

– Mais, tu sais, Dimitri, je me dis parfois qu'elle est peut-être plus heureuse que bien d'autres… Je l'ai vu, son homme: gros, important, on dirait un pétrolier japonais, il ne peut pas ouvrir les yeux tant il est bouffi de graisse… Mais elle, elle en attend un autre, son jeune soldat maigre, au crâne rasé, en vareuse délavée. Nous étions tous comme ça, au printemps quarante-cinq… Ta tante dit vrai: c'est pour ça que Véra ne vieillit pas. Ses cheveux sont tout gris, tu as vu, mais elle a toujours son visage de jeune fille. Et elle l'attend toujours, son soldat…

Les quelques rares passagers commencèrent à se rassembler autour du bac. Je serrai la main de Verbine et je m'en allai par la route gorgée de pluie… Au tournant, quand il me fallut quitter la vallée de l'Oleï et m'engager dans la taïga, je jetai un regard derrière moi. Le bac, petit carré dans l'étendue grise des flots, se trouvait déjà au milieu de la rivière.

J'arrivai à Leningrad après seize longues journées de voyage. Toujours en troisième classe. Souvent sans billet. Dormant sur les porte-bagages, rusant avec les contrôleurs, mangeant le pain gratuit aux buffets des gares. J'avais traversé l'Empire d'un bout à l'autre – douze mille kilomètres. J'avais franchi ses fleuves géants: la Lena, l'Enisseï, l'Ob, la Kama, la Volga… J'avais percé l'Oural. J'avais vu Novossibirsk qui m'était apparue comme Nerloug, tout simplement bien plus grande. J'avais découvert Moscou, écrasante, cyclopéenne, infinie. Mais en somme, une ville orientale, donc très proche de ma nature asiatique profonde.

Enfin, ce fut Leningrad, l'unique ville véritablement occidentale de l'Empire… Je sortais sur la grande place de la gare, en écarquillant mes yeux lourds de sommeil. Les immeubles avaient une tout autre allure ici: serrés les uns contre les autres, sveltes et orgueilleux, surchargés de corniches, de moulures, de pilastres, ils formaient de longues enfilades. Cette rectitude européenne, mais surtout l'odeur – un peu acide, fraîche, excitante – me fascinèrent. Je marchais d'un pas somnambulique en traversant la place et soudain je poussai un «ah!» qui fit retourner les passants…

La perspective de Nevski dans tout son éclat matinal, voilée d'une légère brume bleutée, se déployait devant mon regard émerveillé. Et, tout au fond de cette percée lumineuse bordée de somptueuses façades, scintillait la flèche dorée de l'Amirauté. Je restai quelques instants en extase devant l'éclat de cette épée d'or se dressant vers le ciel qui, lentement, s'imprégnait d'un pâle soleil nordique. L'Occident s'esquissait à travers le brouillard planant sur la Neva.

Dans un éclair éblouissant mon regard perçut tout: et le charme nostalgique de l'enfance d'Olga qui marchait, autrefois, dans les rues élégantes de cette ville pour prendre avec ses parents le train Saint-Pétersbourg-Paris, et la noble âme de cette ancienne capitale qui ne s'habituerait jamais au sobriquet que ses nouveaux maîtres lui avaient attribué, et l'ombre de Raskolnikoff qui errait quelque part dans l'épaisseur des rues brumeuses.

Mais surtout, je compris que mon étonnement n'aurait pas été excessif, si, au milieu de cette perspective teintée de lumière automnale, j'avais rencontré Belmondo. Le vrai. L'unique. Sa présence devenait matériellement concevable… Je rajustai mon sac à dos et, d'un pas décidé, je me dirigeai vers un arrêt de tramway. Je ne savais pas si c'était la meilleure solution pour aller à mon école. Mais la voix de leurs clochettes était trop belle dans l'air matinal…

Durant mes trois années d'étude, j'eus peu de nouvelles de Svetlaïa. Quelques lettres de ma tante, d'abord inquiètes et réprobatrices, puis plus calmes, remplies de détails quotidiens que je reconnaissais de moins en moins. Par oubli, ou tout simplement pour dire quelque chose, elle parlait dans chaque lettre de l'Oleï et du bac: je voyais Verbine réparer les planches, changer le câble… «Le conte du vieux Chinois continue», me disais-je en marchant à travers la ville de nos rêves occidentaux…

Il y eut aussi une carte de Samouraï. Mais elle ne venait pas du village. D'ailleurs, c'était plutôt une photo d'amateur avec, au dos, quelques phrases écrites d'un ton un peu distant. Visiblement, il ne pouvait pas me pardonner ma fuite qu'il considérait avec Outikine comme une trahison à notre amitié… Samouraï annonçait la mort d'Olga, disait que jusqu'au dernier moment elle avait continué ses lectures du soir en regrettant que «Don Juan» n'y participe plus… J'étais peu surpris de voir sur la photo Samouraï en uniforme de l'infanterie marine, sur le pont d'un bateau. Pas plus que ces taches blanches des immeubles et les ombres des palmiers. L'inscription à l'encre bleue indiquait: Havane, le port. Je devinais que le pont de ce navire était une étape décisive dans son projet de jeunesse, dans son rêve fou dont il m'avait parlé un jour à Svetlaïa: rejoindre les guérilleros de l'Amérique centrale pour raviver les cendres de l'aventure du Che…

Quant à Outkine, il ne m'ajamais écrit de Svetlaïa. Mais, deux ans après ma fugue, j'ai vu au fond du couloir sombre de notre foyer d'étudiants une silhouette que j'ai reconnue tout de suite. En boitant, il est allé à ma rencontre, m'a tendu la main… Nous avons parlé toute la nuit, dans le couloir pour ne pas gêner les trois autres habitants de ma chambre. Installé sur l'appui de la fenêtre devant la vitre givrée, nous parlions en buvant un thé froid…

J'ai appris qu'Outkine, lui aussi, avait fui Svetlaïa. Il avait même réussi à aller plus loin que moi, à l'ouest, à Kiev. Il étudiait à la faculté de journalisme, espérait un jour se mettre à écrire «de la vraie littérature», comme il précisa d'une voix grave, en baissant le regard.

Et c'est au cours de cette nuit que j'appris dans quelles circonstances Belmondo avait définitivement quitté L'Octobre rouge en disparaissant à jamais peut-être de l'angle de l'avenue Lénine

C'était l'hiver qui suivit mon évasion. Samouraï et Outkine glissaient sur leurs raquettes à travers la taïga plongée dans la pénombre des premières heures matinales. Ils allaient à Nerloug, à la séance de dix-huit heures trente. Sans moi. Encore un film qu'ils voulaient revoir? Ou peut-être démontrer – à qui? – que ma trahison n'affectait pas leurs relations avec Belmondo?

Le froid était rude même pour l'hiver de notre pays. De temps en temps, on entendait un long écho semblable à celui d'un coup de fusil. Mais c'étaient les troncs qui éclataient, minés par la sève et la résine glacées. Au village, par un temps pareil, les femmes, en enlevant le linge des cordes, le cassaient comme du verre. Les camionneurs pestaient autour des réservoirs remplis de poudre blanche: l'essence gelée. Les enfants s'amusaient à cracher sur la route dure comme le roc pour entendre le tintement de leurs crachats devenus glaçons…

C'est dans les premiers rayons du soleil qu'ils l'aperçurent sur la fourche formée par deux grosses branches d'un pin. Samouraï le vit le premier, eut un moment d'hésitation: le montrer à Outkine? Il savait que son ami allait en être bouleversé. Toujours très protecteur envers Outkine, Samouraï l'était devenu encore plus après mon départ. Oui, il voulut d'abord passer outre, comme si de rien n'était. Mais dans le calme absolu de la taïga, Outkine dut sentir cette hésitation, ce souffle retenu de Samouraï. Il s'arrêta à son tour, leva les yeux, poussa un cri…

Sur la fourche, s'accrochant au tronc rugueux, l'étreignant des deux bras, un homme était assis, le visage blanc, recouvert de givre, les yeux grands ouverts. Il y avait dans sa pose l'effrayante fixité de la mort. Ses jambes ne pendaient pas, mais se figeaient dans le vide à deux mètres du sol. Il semblait les regarder en leur adressant un horrible rictus. La neige autour de l'arbre était labourée de traces de loups…

Samouraï scrutait ce visage glacé et se taisait. Outkine, éprouvé par cette rencontre dans la taïga endormie, voulut dissimuler son désarroi. Il parla vite, abondamment, jouant le dur:

– Ça doit être un prisonnier politique évadé. Non, je suis sûr que c'est un opposant. Il a peut-être écrit des romans antisoviétiques, on l'a jeté au Goulag, et puis quelqu'un l'a aidé à s'évader. Peut-être même il a des manuscrits cachés sur lui… Il a voulu, peut-être…

– Tais-toi, canard! aboya soudain Samouraï.

Et, avec une rudesse haineuse, comme jamais il n'avait parlé à Outkine, il poursuivit:

– Prisonnier politique! Goulag! Tu parles! Le camp qu'on voit de Svetlaïa, c'est un camp normal, canard. Tu comprends: nor-mal ! Et il y a là des hommes normaux, là-bas. Des mecs normaux qui ont juste volé quelque chose ou cassé la gueule à quelqu'un. Et ces mecs normaux jouent aux cartes après le boulot, normalement, écrivent des lettres ou roupillent. Et puis ces hommes normaux choisissent leur victime, d'habitude un jeune mec qui a perdu aux cartes. T'as perdu, tu dois payer. C'est normal, non? Et ces hommes normaux le baisent dans la bouche et dans le cul, à tour de rôle, toute la baraque, à la chaîne! Tant qu'au lieu d'une bouche, ce n'est plus que de la bouillie, et entre les jambes de la viande hachée… Et après ça, le pauvre type devient intouchable, il doit dormir près du seau des chiottes, il ne peut pas boire au robinet qu'utilisent les autres. Mais chacun peut le baiser à volonté. Et pour échapper à ça, une seule voie: se jeter sur les barbelés. Alors le soldat lui envoie un paquet de balles dans la tête. Direct au ciel… Celui-ci a dû fuir pendant les travaux…

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