– Tu vas me posséder sur cette table, tout de suite!
La directrice se raidit, sentant ses cheveux se tendre sur ses tempes. Le capitaine toussota.
– Et pourquoi pas debout dans un hamac ou sur des skis? répliquait Belmondo.
C'était vraiment trop bête! Merveilleusement bête! Ahurissant! Le capitaine se mit à rire à gorge déployée. La directrice, ne parvenant plus à lutter contre le rire en ébullition, le suivit en appliquant sur ses lèvres un mouchoir aux bords de dentelle…
Et, de nouveau, on vit la ville sortir de l'onde de la lagune, mais cette fois parée dans sa beauté nocturne. Belmondo apparut, surpris dans cet instant fugitif de vague à l'âme entre deux aventures. Il était assis sur un parapet de granit, le regard éteint, l'air mélancolique. Nous avions toujours pris ces moments pour une pause nécessaire au milieu des cascades. Mais deux spectateurs solitaires perçaient dans cette parenthèse silencieuse un tout autre sens… C'est alors que le capitaine, en tournant légèrement la tête vers sa voisine, répéta rêveusement:
– Vénetsia!
Quant à nous autres, badauds fascinés par le véhicule occidental, ce jour de mai, nous avons clairement compris l'étendue du bouleversement provoqué dans notre vie par Belmondo. Si une voiture fraîchement sortie de ses films pouvait éventrer la perspective figée de l'avenue Lénine, transformant notre directrice en créature de rêve, quelque chose avait définitivement changé. Les uniformes gris, nous le savions, envahiraient les rues de nouveau; l'usine de barbelés La Communarde augmenterait la productivité et dépasserait le plan; l'hiver reviendrait… Mais rien ne serait plus comme avant. Notre vie s'ouvrait désormais sur un infini ailleurs. Le soleil embrouillé entre les miradors du camp reprenait peu à peu son va-et-vient majestueux.
Rien ne serait plus jamais comme avant. Nous voulions tellement y croire!
Quand est-ce donc enfin arrivé?
Ce jeune corps féminin qui m'accueillit, me moulant, m'aspirant, m'absorbant dans ses odeurs, dans la souplesse fuyante de sa peau, dans la fumée noire de ses cheveux répandus sur l'herbe. Et ce vent fort et chaud du début de l'été, le vent des steppes qui contrastait tellement avec la fraîcheur glacée de l'Oleï en crue. Ses eaux cristallines nous entouraient de toutes parts. Et ce hamac qui se balançait dans le vent… Oui, un hamac! Nous n'avions rien oublié, Belmondo! Ce vent, ce ciel renversé dans ses yeux bridés aveuglés par le plaisir, sa plainte haletante… Quand?
L'arrivée de Belmondo avait interrompu le cours régulier du temps. L'hiver avait perdu sa signification de sommeil éternel. Les soirées – à cause des films – celle d'apaisement vespéral. L'instant de dix-huit heures trente s'était imposé à tous avec une évidence cosmique. Nous vivions au gré de ces rythmes nouveaux, nous retrouvant aujourd'hui au Mexique, demain à Venise. Toute autre temporalité était caduque…
Impossible de me souvenir si c'était l'An I ou l'An II de notre nouvelle chronologie. Impossible de dire si j'avais quinze ans comme au printemps de notre fugue à l'Extrême-Orient, ou bien seize, c'est-à-dire un an après le retour de Belmondo. Je n'en sais rien. Selon toute vraisemblance, c'était bien le deuxième printemps. Car je n'aurais pas pu vivre tout cela en une seule année. Mon cœur eût explosé!
Quinze ans, seize ans… Ces marques sont d'ailleurs si relatives tant l'intensité de nos passions était vive. Non, j'avais l'âge de la nuit dans l'isba de la femme rousse, et l'âge de la première gorgée de cognac, et celui du goût salé du Pacifique. L'âge où l'on découvrait que la fragile beauté du genou féminin pouvait causer une douleur déchirante, être un supplice bienheureux. L'âge où la chair blanche, pulpeuse d'une prostituée vieillissante me hantait par sa matérialité infranchissable. L'âge du mystère dévoilé du Transsibérien. L'âge où le corps féminin m'apprenait, mot après mot, geste après geste, son langage. L'âge où l'enfance n'était plus qu'un écho affaibli – comme le souvenir de cette grande larme glacée dans l'œil du loup étendu de tout son long dans la neige bleutée du soir.
Quinze ans, seize ans… Non, j'étais plutôt cet étrange alliage des vents, des silences et des rumeurs de la taïga, des lieux visités ou imaginés. J'étais quelqu'un qui savait déjà, grâce à la bibliothèque d'Olga, que les châtelaines féodales avaient un corsage long comme celui de la malheureuse Emma. Que les épaules d'une odalisque au bain étaient recouvertes d'une couleur ambrée… Et qu'il fallait être un vrai goujat, comme ce hobereau chez Maupassant, pour demander à l'hôtelière de préparer un lit à midi, divulguant ainsi ses intentions à l'égard de sa jeune épouse cramoisie… Instruit par Musset, je savais que les amoureux romantiques choisissent toujours une matinée froide et ensoleillée de décembre pour se séparer à jamais – limpidité des sentiments consumés, amertume clarifiée des passions assagies. J'étais quelqu'un qui, en observant la monstrueuse décomposition des chairs de Nana, secouait la tête dans un refus violent: non, non, au-delà de ce magma charnel condamné à la désagrégation il y a autre chose! Il y a ce chant qui surgit des neiges et qui se répand dans le ciel violine d'avril… Et dans la chambre de l'hôtel du Lion rouge , j'apercevais ce que beaucoup de lecteurs occidentaux n'avaient même pas remarqué: sur la cheminée on entrevoyait, dans un rapide trait d'écriture, deux grands coquillages. Il suffisait de les appliquer à son oreille – Emma, l'avait-elle fait? me demandais-je souvent – et l'on entendait le bruissement de la mer. Comme nous nous sentions proches, à ces moments, de cette femme adultère, avec nos rêves fous du Pacifique!
Belmondo donnait à l'alliage que j'étais une structure, un mouvement, une silhouette personnifiée. Il rapprochait de toute sa force joyeuse le présent et le rêve. J'avais l'âge où ce rapprochement paraissait encore possible…
C'était donc au début de l'été. Un soir empli d'un vent bleu des steppes. Sur une île au milieu de la rivière en crue – une étroite bande herbeuse avec une isba en ruine et les restes d'un verger, quelques pommiers dans l'écume blanche des fleurs.
Au loin, dans la brume dorée du couchant, s'élevait la taïga, pied dans la rivière, se reflétant dans les miroirs sombres de l'eau parvenue jusque dans ses recoins ombragés.
La petite île nageait dans la luminosité du soir. Le ruissellement sonore du courant se fondait avec la rumeur du vent dans les branches fleuries. Les vaguelettes fraîches, insistantes, clapotaient en se brisant contre le bord de la vieille barque que j'avais attachée à la rampe du perron inondé de l'isba. Le jour s'éteignait lentement, la lumière devenait mauve, lilas, puis violette. L'obscurité semblait affiner l'harmonie vivante des sons. On entendait maintenant le léger frottement de la barque contre le bois du perron, la plainte sereine d'un oiseau, le murmure soyeux de l'herbe.
Nous étions étendus au pied des pommiers, l'un contre l'autre, les yeux errant au milieu des premières étoiles. Nus, elle et moi, le vent chaud enveloppait nos corps dans son souffle gorgé d'arômes de steppe. Et au-dessus de nos têtes, accroché aux grosses branches rabougries, un hamac se balançait doucement dans le vent. Oui, nous étions restés fidèles à Belmondo jusqu'aux menus détails de la mise en scène amoureuse. Nous avions grimpé dans cette nacelle instable. Nous avions essayé de nous mettre debout, en nous étreignant, en perdant déjà la tête… Mais, ou bien le désir était trop violent, ou bien le savoir-faire érotique de l'Occident nous échappait encore…
Nous nous retrouvâmes dans l'herbe parsemée de pétales blancs, remarquant à peine notre chute. Nous croyions continuer de tomber, voler toujours, nous aimer en vol…
Son corps souple glissait, s'enfuyait dans cette chute aérienne. Je ne parvenais pas à le retenir. Par mes secousses frénétiques, je le poussais sur l'herbe lisse vers la frontière éphémère de notre île, à la lisière des eaux. Je dus enrouler le flot de ses cheveux sur mon poignet. Comme les cosaques faisaient autrefois dans la yourte, sur les peaux d'ours. Mon désir s'était souvenu de ce geste…
Elle était Nivkh, originaire de ces forêts de l'Extrême-Orient où nous avions, un jour, aperçu un tigre flambant dans la neige… Le visage entouré de longs cheveux noirs et lisses. Des yeux bridés, un sourire énigmatique de bouddha. Son corps, à la peau recouverte comme d'un vernis doré, avait les réflexes d'une liane. Quand elle sentit que je ne la lâcherais plus, ce corps m'enlaça, me moula, s'imprégna de moi par tous ses vaisseaux frémissants. Elle répandit en moi son odeur, son souffle, son sang… Et je ne pouvais plus distinguer où sa chair devenait l'herbe emplie du vent des steppes, où le goût de ses seins ronds et fermes se mélangeait avec celui des fleurs de pommiers, où finissait le ciel de ses yeux éblouis et commençait la profondeur sombre perlant d'étoiles.
Son sang coulait dans mes veines. Sa respiration gonflait mes poumons. Son corps sinuait en moi. En embrassant sa poitrine, je buvais l'écorce des grappes neigeuses du verger. Je m'enfonçais dans l'espace nocturne que le vent avait parcouru en se parfumant de mille senteurs, en emportant le pollen des fleurs infinies. Elle criait en devinant le sommet approcher, ses ongles me lacéraient les épaules. Une liane folle, enivrée par la sève du tronc qu'elle enlaçait. Je l'inondais, je l'emplissais de moi. Je touchais en elle le fond vertigineux du ciel, la fraîcheur des flots noirs. Son cœur battait déjà quelque part au-delà de la taïga nocturne…
Le vent semait des pétales blancs sur nos corps étendus dans la bienheureuse fatigue de l'amour. Le feu de bois que nous avions allumé en arrivant s'élevait, de temps en temps, en un long panache rouge, puis s'apaisait, s'étalait par terre dans le rutilement silencieux de la braise. La barque attachée au perron de l'isba, frôlée parfois par une vague, émettait un chuchotement suivi de clapotis ensommeillés. Et le hamac, le hamac de nos rêves fous, se balançait au-dessus de nos têtes, dans le bouillonnement de l'écume des fleurs. Il ressemblait à un fabuleux filet qu'un pêcheur dément aurait lancé dans le ciel noir, pour qu'il lui apporte quelques étoiles palpitantes…
Ce même été, en juillet, par une journée grise et calme, je marchais dans les rues de Nerloug, un sac de provisions à la main. Les jardins déversaient sur les haies l'abondance de leur feuillage. Dans les cours, on entendait le gloussement paresseux des poules. Les moineaux s'ébattaient dans la poussière tiède au bord des petites rues. Tout était si familier, si quotidien! Il n'y avait que moi qui portais à travers cette journée tranquille l'immensité frémissante de mon premier amour.