Avec Belmondo on n'était pas à un miracle près…
Mais plus encore que par le contenu romanesque, l'Occident s'installait en nous par sa langue…
L'allemand que nous apprenions à l'école n'avait pour nous aucun lien avec l'Occident de nos rêves, c'était la langue de l'ennemi, un instrument utile en cas de guerre, un point, c'est tout. La langue des Américains nous répugnait. Tous les enfants de la nomenklatura locale le baragouinaient peu ou prou. On avait même créé une classe spéciale avec l'enseignement de l'anglais où on les avait tous regroupés. Les prolétaires, eux, devaient apprendre la langue de l'ennemi…
Non, pour nous, la seule vraie langue de l'Occident était celle de Belmondo. Revoyant ses films, dix, quinze, vingt fois, nous apprîmes à distinguer sur ses lèvres les traces inaudibles de ces mots fantômes effacés par le doublage. Un petit frémissement aux coins de sa bouche quand la phrase en russe était déjà terminée, un rapide arrondi de ses lèvres, des accents qu'on devinait réguliers…
Olga nous faisait parfois la lecture en français. Les paroles fantômes transparaissaient peu à peu. Belmondo se mettait à nous parler dans sa langue maternelle. L'envie de lui répondre était telle que le français pénétra en nous par imprégnation, sans grammaire ni explication. Nous copions ses sons d'abord comme des perroquets, par la suite comme des enfants. D'ailleurs, grâce aux films, nous le parlions avant de l'avoir entendu. Nos lèvres, imitant le mouvement perçu sur celles de Belmondo, répétaient à par soi les strophes qu'Olga lisait devant la fenêtre ouverte dans le soir clair et doux.
Impossible union
Des âmes par le corps…
Toutes nos rêveries juvéniles trouvaient une expression limpide dans ces rimes d'un poète d'an tan…
Un jour, Outkine parla à Olga de l'anglais. Elle sourit, très grande dame, les commissures des lèvres un peu tendues:
– L'anglais, mes chers amis, ce n'est rien d'autre que du français abâtardi. Si ma mémoire est bonne, jusqu'au XVIIe siècle, le français était la langue officielle des Anglais. Quant aux Américains, n'en parlons pas. Les quelques pensées qui leur restent, ils parviennent très bien à les exprimer à l'aide des interjections les plus sommaires…
Nous étions ravis d'une telle interprétation. Les petits apparatchiks étudiaient donc sans s'en rendre compte un ersatz infâme de la langue de Belmondo! Et qui était, en plus, tout à fait remplaçable par une série de gestes et d'interjections primaires. C'est à Outkine que cette explication procura le plus de satisfaction. Les Américains étaient sa bête noire. Il ne pouvait pas leur pardonner l'extermination des Indiens. Dans sa vision, les Indiens n'étaient autres que nos lointains ancêtres sibériens qui avaient traversé jadis le détroit de Béring et s'étaient répandus dans la Grande Prairie de l'Amérique. «Ce sont nos frères très proches», répétait-il souvent en projetant une union de guerre avec les Indiens contre les Américains. Au terme de cette bataille, New York devrait être rasé et les terres annexées par les Blancs rendues aux bisons et aux Indiens…
Belmondo s'en alla. Son grand portrait à côté de L'Octobre rouge disparut, cédant la place à quelques visages maussades d'un film sur la guerre civile. Mais l'Occident était là, parmi nous. On sentait sa présence dans l'air du printemps, dans la transparence du vent dont nous percevions parfois le goût piquant, océanique, dans l'expression détendue des visages.
Et si, nous trois, amants de l'Occident, recherchions son essence secrète dans la lecture et dans la sonorité de sa langue, les autres fidèles la découvraient dans des signes plus tangibles. Le coup de théâtre de notre directrice, par exemple.
Oui, celle qui, d'après des rumeurs aussi tenaces qu'invraisemblables, se livrait à des orgies sexuelles sur des couchettes étroites dans les cabines des gros camions transportant d'énormes cargaisons de bois. Cette femme éternellement emmitouflée dans un châle, vêtue d'une veste et d'une jupe en laine très épaisse – aussi raide et drue que celle d'un tapis -, chaussée de grosses bottes de fourrure qui découvraient juste quelques centimètres de ses jambes protégées par des caleçons tricotés. En un mot, un corps inabordable, inimaginable, inexistant. Et son visage, ce visage de femme éteinte, rappelait une porte cadenassée que personne de toute façon n'aurait jamais eu l'intention d'ouvrir… Et soudain un tel coup de théâtre!
Ce jour de mai, nous vîmes s'arrêter dans une ruelle qui longeait le bâtiment de l'école une voiture extraordinaire. Une marque étrangère qu'on ne rencontrait que dans les films sur les horreurs du capitalisme agonisant. Et dans ceux de Belmondo, bien sûr… Nous savions déjà qu'on pouvait, par quelque troc astucieux, se procurer une telle voiture chez les Japonais, en Extrême-Orient. Mais c'était la première fois que nous en voyions une, «en chair et en os».
Elle n'était pas neuve, non. Elle avait dû être peinte et repeinte, réparée plus d'une fois, trafiquée peut-être. Sa plaque d'immatriculation ressemblait à celle de n'importe quel camion. Mais qu'est-ce que cela pouvait nous faire? Ce qui comptait c'étaient ses nobles contours, sa silhouette élancée, son étrangeté. Bref, son allure occidentale.
Tout se passa très vite. Les passants et nous autres élèves, nous n'eûmes même pas le temps de nous attrouper autour de la belle étrangère. Sa portière claqua, un homme grand, bien fait, portant un uniforme d'officier de la marine marchande, fit quelques pas en observant le portail de l'école. Tout le monde suivit son regard.
Une femme descendait les marches du perron. La directrice! Oui, c'était elle… Nous en oubliâmes la voiture. Car celle qui s'approchait du capitaine était très belle. On voyait ses jambes découvertes au ras des genoux, longues, sveltes, jouant des reflets transparents de ses bas noirs. On voyait même ses genoux d'une fragilité oblongue, élégante. Et en plus, elle avait des seins et des hanches! Les seins redressés légèrement de belles dentelles encadrant le décolleté très pudique de sa robe. Les hanches remplissaient la fine étoffe de leur mouvement rythmique. C'était tout simplement une femme belle et sûre de ses gestes qui marchait en souriant à la rencontre d'un homme qui l'attendait. Ses cheveux relevés laissaient apparaître un joli galbe du cou, à ses oreilles scintillaient des pendeloques garnies de grains d'ambre. Et son visage ressemblait à un bouquet de fleurs des champs, dans sa candeur fraîche et ouverte.
Au moment de la rencontre, nous ne vîmes d'ailleurs que ce bouquet. Les autres traits de la directrice transfigurée s'imprimèrent dans nos yeux, mais furent examinés plus tard par le jeu de notre mémoire collective. Le coup de théâtre fut trop rapide.
Elle traversa la rue printanière. Le capitaine fit quelques pas vers elle en laissant planer sur son visage un sourire un peu mystérieux. Puis, d'un geste de prestidigitateur, il enleva sa belle casquette bleu marine et s'inclina vers la femme qui s'arrêtait devant lui. La foule retint son souffle… Le capitaine embrassa la directrice sur la joue…
Donc ils savaient faire tout ça! Elle: s'habiller avec élégance, se coiffer, être vive, désirable; lui: maîtriser ce bel engin, ouvrir la portière devant une dame en lui jetant une parole courtoise. Mais surtout démarrer à la Belmondo!
Oui, il le fit pour nous, en brûlant le feu rouge, en narguant les uniformes gris, en rejetant les rues de Nerloug de ses quatre roues furibondes. Le vrombissement de la belle étrangère nous assourdit, sa vitesse déforma toutes les perspectives habituelles – les arbres et les maisons semblaient déferler sur nous. Et la voiture, en faisant crisser ses pneus, tournait déjà vers l'avenue Lénine. Et dans sa fenêtre ouverte nous voyions battre au vent un bout de l'écharpe rose de notre directrice. Comme en signe d'adieu…
Une semaine plus tard, la ville trouva la clef du mystère… Le jour de la dernière tempête, profitant de la fermeture de l'école, la directrice avait décidé d'aller voir ce film – à la toute première séance, pour être sûre de ne pas se laisser surprendre par les élèves. Tout le monde parlait depuis des mois d'un certain Belmondo. Mais elle ne pouvait pas s'abaisser à ce genre de culture de masse. Pourtant, la tentation était grande. La directrice avait dû sentir un air nouveau se répandre dans les rues de Nerloug…
Le lendemain de la tempête, à peine les chasse-neige avaient-ils déblayé les artères principales de la ville qu'elle alla au cinéma. Blindée dans sa carapace de laine épaisse, elle se rendit compte avec satisfaction qu'elle était pratiquement seule dans la salle…
Le capitaine n'arriva qu'après le journal. Discipliné, il regarda son billet, chercha son rang et sa place et s'assit à côté d'elle. Il avait sa tête des mauvais jours – des jours où il fallait quitter le navire et plonger dans l'agitation quotidienne en redevenant un homme comme les autres. Il allait à Novossibirsk, son train avait été bloqué à Nerloug par ce dernier combat de l'hiver, on ne prévoyait pas le départ avant vingt-quatre heures. Excédé par l'attente inutile, mal rasé, hargneux, le capitaine échoua dans la salle froide de L'Octobre rouge , à côté d'une femme dont il pensa avec écœurement: «En voilà donc une Nerlougienne… Oh, mon Dieu! Comment une femme peut-elle s'attifer ainsi? Mes matelots s'en tireraient mieux. Un joli visage, mais cette mine! On dirait une religieuse en plein carême…»
La lumière s'éteignit. L'écran se colora. Une ville fabuleuse émergeait de la mer d'azur. Avec ses palais, ses tours se mirant dans l'eau… Et le capitaine, oubliant tout de suite et Nerloug et son train et L'Octobre rouge , murmura en reconnaissant la silhouette aérienne:
– Vénetsia!
Les longs cils de la directrice trémirent…
Belmondo surgit, concentra dans son regard toute la magnificence du ciel, de la mer, de la ville, et se propulsa à travers les canaux sur son bateau fou.
– J'ai réservé une suite royale pour cette nuit! annonça-t-il, s'encastrant dans le hall de l'hôtel au volant de sa vedette.
Un écho doux résonna dans le cœur des deux spectateurs solitaires: «Une suite rovale… Pour cette nuit…»
Et dans la suite en question une sorte de bacchante sur talons aiguilles et très peu habillée arrachait la nappe en invitant le héros à une orgie sauvage: