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» Elle se troubla un peu en saluant mon père, qu’elle ne connaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa bouche entrouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sans doute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’il n’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Son visage brillait sous une capote rose comme un bijou dans un écrin ouvert; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe de mousseline blanche froncée à la taille et qui laissait passer le bout d’une bottine mordorée… Ne vous moquez point, chère madame; c’était la mode alors, et je ne sais si les nouvelles ont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.

» M. de Lessay nous dit qu’ayant entrepris la publication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris et s’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il était vacant. Mon père demanda à mademoiselle de Lessay si elle était heureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son sourire s’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vert et lumineux; elle souriait au Marius de bronze assis dans les ruines de Carthage sur le cadran de la pendule; elle souriait aux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant qui n’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme je l’aimai!

» Mais nous voici arrivés rue de Sèvres et bientôt nous verrons vos fenêtres. Je suis un bien mauvais conteur et, si je m’avisais par impossible de composer un roman, je n’y réussirais guère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire en quelques mots; car il y a une certaine délicatesse, une certaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendant avec complaisance sur les sentiments de l’amour même le plus pur. Faisons quelques pas sur ce boulevard bordé de couvents, et mon récit tiendra aisément dans l’espace qui nous sépare du petit clocher que vous voyez là-bas.

» M. de Lessay, apprenant que je sortais de l’École des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlas historique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ce que le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empires depuis Noé jusqu’à Charlemagne. M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIe siècle en matière d’antiquités. J’étais, en histoire, de l’école des novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages qui n’ont jamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendait horriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortes d’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitement inutiles et quelquefois dangereuses. M. de Lessay était bien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui, je passais des heures de tortures et de délices. J’aimais; je fus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur la figure historique et politique que cette terre, qui plus tard devait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Menès et de Deucalion.

» À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux doigts; une ombre lui descendait des paupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombre charmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa bouche entrouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle ne pouvait respirer sans avoir l’air de soupirer, et ses attitudes les plus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En la contemplant, je convenais avec M. de Lessay que Jupiter avait régné despotiquement sur les régions montueuses de la Thessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergé l’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’hui si j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêté vieillard.

» Mademoiselle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtait pas grande attention. Cette indifférence me semblait si juste et si naturelle que je ne songeais pas à m’en plaindre; j’en souffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais: nous n’en étions encore qu’au premier empire d’Assyrie.

» M. de Lessay venait chaque soir prendre le café avec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il est rare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Mon père admirait peu et pardonnait beaucoup. Avec l’âge il avait pris en haine toutes les exagérations. Il revêtait ses idées de mille nuances fines et n’épousait jamais une opinion qu’avec toutes sortes de réserves. Ces habitudes d’un esprit délicat faisaient bondir le vieux gentilhomme sec et cassant que la modération d’un adversaire ne désarmait jamais, bien au contraire! Je flairais un danger. Ce danger était Bonaparte. Mon père n’avait gardé aucune tendresse pour lui, mais, ayant travaillé sous ses ordres, il n’aimait pas à l’entendre injurier, surtout au profit des Bourbons, contre lesquels il avait des griefs sanglants. M. de Lessay, plus voltairien et plus légitimiste que jamais, faisait remonter à Bonaparte l’origine de tout mal politique, social et religieux. En cet état de choses, le capitaine Victor m’inquiétait par-dessus tout. Cet oncle terrible était devenu parfaitement intolérable depuis que sa sœur n’était plus là pour le calmer. La harpe de David était brisée, et Saül se livrait à ses fureurs. La chute de Charles X augmenta l’audace du vieux napoléonien, qui fit toutes les bravades imaginables. Il ne fréquentait plus avec assiduité notre maison trop silencieuse pour lui. Mais parfois, à l’heure du dîner, nous le voyions apparaître couvert de fleurs, comme un mausolée. Communément, il se mettait à table en jurant du fond de sa gorge, vantait, entre les bouchées, ses bonnes fortunes de vieux brave. Puis, le dîner fini, il pliait sa serviette en bonnet d’évêque, avalait un demi-carafon d’eau-de-vie et s’en allait avec la hâte d’un homme épouvanté à l’idée de passer sans boire un temps quelconque en tête à tête avec un vieux philosophe et un jeune savant. Je sentais bien que, s’il rencontrait un jour M. de Lessay, tout serait perdu. Ce jour arriva, madame!

» Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs et ressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires de l’empire qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortelles à chaque bras. Il était extraordinairement satisfait, et la première personne qui bénéficia de cette heureuse disposition fut la cuisinière, qu’il prit par la taille au moment où elle posait le rôti sur la table.

» Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présenta en disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans son café. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’on lui servît son café tout de suite. Il était fort défiant et point sot, mon oncle Victor. Ma précipitation lui parut de mauvais aloi, car il me regarda d’un certain air et me dit:

» – Patience! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant de troupe à sonner la retraite, que diable! Vous êtes donc bien pressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mes bottes.

» Il était clair que le capitaine avait deviné que je souhaitais son prompt départ. Le connaissant, j’eus la certitude qu’il resterait. Il resta. Les moindres circonstances de cette soirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout à fait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en belle humeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi, certaine histoire d’une religieuse, d’un trompette et de cinq bouteilles de chambertin qui doit être fort goûtée dans les garnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, madame, même si je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, il nous signala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctement l’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique, pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent dans les ruines de Carthage. C’était l’heure de M. de Lessay. Quelques minutes après il entra dans le salon avec sa fille. Le train ordinaire des soirées commença. Clémentine se mit à broder près de la lampe, dont l’abat-jour laissait sa jolie tête dans une ombre légère et ramenait sur ses doigts une clarté qui les rendait presque lumineux. M. de Lessay parla d’une comète annoncée par les astronomes et développa à cette occasion des théories qui, si hasardeuses qu’elles fussent, témoignaient de quelque culture intellectuelle. Mon père, qui avait des connaissances en astronomie, exprima de saines idées, qu’il termina par son éternel: «Que sais-je, enfin?» Je produisis à mon tour l’opinion de notre voisin de l’Observatoire, le grand Arago. L’oncle Victor affirma que les comètes ont une influence sur la qualité des vins et cita à l’appui une joyeuse histoire de cabaret. J’étais si content de cette conversation que je m’efforçai de la maintenir, à l’aide de mes plus fraîches lectures, par un long exposé de la constitution chimique de ces astres légers qui, répandus dans les espaces célestes sur des milliards de lieues, tiendraient dans une bouteille. Mon père, un peu surpris de mon éloquence, me regardait avec sa placide ironie. Mais on ne peut rester toujours dans les cieux. Je parlai, en regardant Clémentine, d’une comète de diamants que j’avais admirée la veille à la montre d’un joaillier. Je fus bien mal inspiré.

» – Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète ne valait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératrice Joséphine quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix à l’armée.

» – Cette petite Joséphine aimait grandement la parure, reprit M. de Lessay, entre deux gorgées de café. Je ne l’en blâme pas; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère. C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte en l’épousant. Une Tascher, ce n’est pas beaucoup dire, mais un Buonaparte, ce n’est rien dire du tout.

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