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» Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la deuxième division administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon, qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant: «Des phrases! des phrases! des phrases!» On rapporta à mon père que la colère de l’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds, jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.

» Mon père ne se releva jamais de cette disgrâce, et l’inutilité de tous ses efforts pour bien faire fut certainement la cause de l’apathie dans laquelle il tomba plus tard. Pourtant Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, le fit appeler et le chargea de rédiger, dans un esprit patriotique et libéral, des proclamations et des bulletins à la flotte. Après Waterloo, mon père, plus attristé que surpris, resta à l’écart et ne fut point inquiété. Seulement on s’accorda à dire que c’était un jacobin, un buveur de sang, un de ces hommes qu’on ne peut pas voir. Le frère aîné de ma mère, Victor Maldent, capitaine d’infanterie, mis à la demi-solde en 1814 et licencié en 1815, aggravait par sa mauvaise attitude les difficultés que la chute de l’empire avait causées à mon père. Le capitaine Victor criait dans les cafés et dans les bals publics que les Bourbons avaient vendu la France aux Cosaques. Il découvrait à tout venant une cocarde tricolore cachée dans la coiffe de son chapeau; il portait avec ostentation une canne dont le pommeau, travaillé au tour, avait pour ombre la silhouette de l’empereur.

» Si vous n’avez pas vu, madame, certaines lithographies de Charlet, vous ne pouvez vous faire aucune idée de la physionomie de l’oncle Victor quand, serré à la taille dans sa redingote à brandebourgs, portant sur la poitrine sa croix d’honneur et des violettes, il se promenait dans le jardin des Tuileries avec une farouche élégance.

» L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvais goût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyait lire la Quotidienne ou le Drapeau blanc , et les forçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la honte de blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victor était tout le contraire d’un homme sage; et, comme il venait déjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, son mauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffrait cruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon, il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine, qui l’en méprisait cordialement.

» Ce que je vous raconte là, madame, me fut expliqué depuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus pur enthousiasme, et je me promettais bien de lui ressembler un jour autant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour commencer la ressemblance, je me campai le poing sur la hanche et jurai comme un mécréant. Mon excellente mère m’appliqua sur la joue un soufflet si leste, que je restai quelque temps stupéfait avant de fondre en larmes. Je vois encore le vieux fauteuil de velours d’Utrecht jaune derrière lequel je répandis ce jour-là d’innombrables pleurs.

» J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père, m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit avec cette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant à son éternelle douceur. Pendant qu’assis sur ses genoux je jouais avec ses longs cheveux gris, il me disait des choses que je ne comprenais pas très bien, mais qui m’intéressaient beaucoup par cela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en être bien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roi d’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grand bruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser à ses pieds; ses bras étendus battaient l’air en tremblant; sa face était inerte et toute blanche, avec des yeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient. Enfin, il murmura: «Ils l’ont fusillé!» Je ne savais ce qu’il voulait dire et j’éprouvais une terreur obscure. J’ai su depuis qu’il parlait du maréchal Ney, tombé le 7 décembre 1815, sous le mur qui fermait un terrain vague attenant à notre maison.

» Vers ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier un vieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard), dont les petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité, sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou, du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que les autres hommes. J’avais vu, chez M. Denon, où mon père m’avait mené, une momie rapportée d’Égypte; et je me figurais de bonne foi que la momie de M. Denon se réveillait quand elle était seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisette et une perruque poudrée, et que c’était alors M. de Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout en repoussant cette opinion comme dénuée de fondement, je dois confesser que M. de Lessay ressemblait beaucoup à la momie de M. Denon. C’est assez pour expliquer que ce personnage m’inspirait une terreur fantastique.

» En réalité, M. de Lessay était un petit gentilhomme et un grand philosophe. Disciple de Mably et de Rousseau, il se flattait d’être sans préjugés, et cette prétention était à elle seule un gros préjugé. Je vous parle, madame, d’un contemporain d’un âge disparu. Je crains de ne pas me faire comprendre et je suis certain de ne pas vous intéresser. Cela est si loin de nous! Mais j’abrège autant qu’il est possible; d’ailleurs, je ne vous ai rien promis d’intéressant, et vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu’il y eût de grandes aventures dans la vie de Sylvestre Bonnard.»

Madame de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en ces termes:

– M. de Lessay était brusque avec les hommes et courtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère, que les mœurs de la république et de l’empire n’avaient point habituée à cette galanterie. Par lui, je touchai à l’époque de Louis XVI. M. de Lessay était géographe, et personne, à ce que je crois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figure de cette terre. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agriculture en philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier arpent. N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entier et dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après les relations de voyageurs. Nourri comme il l’était de la plus pure moelle de l’Encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer les humains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes de latitude et de longitude. Il s’occupait de leur bonheur, hélas! Il est à remarquer, madame, que les hommes qui se sont occupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bien malheureux. M. de Lessay était royaliste voltairien, espèce assez commune alors parmi les ci-devant. Il était plus géomètre que d’Alembert, plus philosophe que Jean-Jacques et plus royaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rien en comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans la conspiration de Georges contre le premier consul; l’instruction l’ayant ignoré ou méprisé, il ne figura pas parmi les accusés; il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte, qu’il nommait l’ogre de Corse, et à qui il n’aurait jamais confié, disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyable militaire.

» En 1813, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de cinquante-cinq ans environ, une très jeune femme qu’il employa à dessiner des cartes géographiques, et qui lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avait soignée dans sa courte maladie; elle veilla à ce que l’enfant ne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.

» De cette mort et de cette naissance datent les relations de ma famille avec M. de Lessay. Comme je sortais alors de la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis; je perdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne me causèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement de l’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenir des temps qui suivirent la naissance de Clémentine; je sais seulement qu’à peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dont la pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grand silence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrent subitement la maison.

» Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon père m’envoya au lycée, et j’eus bien de la peine à sortir de ma torpeur.

» Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile, et mes professeurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent, c’est-à-dire un peu de grec et de latin. Je n’eus commerce qu’avec les Anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle. Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que la familiarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ces hautes relations, je n’abaissai plus les yeux sur la petite Clémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un jour pour la Normandie sans que je daignasse m’inquiéter de leur retour.

» Ils revinrent pourtant, madame, ils revinrent! Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieuses qui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revu Clémentine! Ils entrèrent dans notre triste demeure. M. de Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec des mèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robuste vieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir à son bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, ce n’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine! Je le dis en vérité: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche me parurent une chose surnaturelle, et encore aujourd’hui je ne puis m’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de la vie et la corruption de la mort.

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