Si vraiment vous ne me compreniez pas, sachez que j’ai eu certaines révélations – intérieures – presque depuis mon enfance, qui m’ont conduit par un étrange chemin, des révélations qui ne sauraient coïncider avec ce que nous enseigne la médecine, ou Dieu merci, ce qu’elle ignore encore, et ne saura probablement jamais.
Mais je ne me suis pas laissé abêtir par la science dont le but suprême est de garnir une «salle d’attente» que l’on ferait beaucoup mieux de démolir.
Mais assez sur ce sujet. Je vais vous raconter ce qui s’est passé entre-temps.
À la fin d’avril Wassertrum en était arrivé au point où ma suggestion commençait à opérer. Je le voyais à ce qu’il gesticulait continuellement dans la rue et parlait tout seul. C’est là un signe certain que les pensées d’un homme se pressent en tempête pour s’abattre sur leur maître. Enfin il s’est acheté un carnet pour prendre des notes. Il écrivait!
Il écrivait! À crever de rire! Il écrivait!
Et puis il s’est rendu chez un notaire. D’en bas, devant la maison, je savais ce qu’il faisait en haut: son testament. Je ne pensais d’ailleurs pas du tout qu’il me désignerait comme héritier. J’aurais probablement attrapé la chorée de joie si l’idée m’était venue.
Il m’a institué héritier parce que j’étais le seul en ce monde à qui il pût encore faire réparation, du moins il le croyait. Sa conscience l’a dupé. Peut-être aussi parce qu’il espérait que je le bénirais si, grâce à sa sollicitude, je me retrouvais brusquement millionnaire après sa mort, compensant ainsi la malédiction qu’il avait dû entendre de ma bouche dans votre chambre.
Donc ma suggestion a eu une triple action.
Il est follement drôle qu’il ait cru en secret à des représailles dans l’au-delà, alors qu’il avait laborieusement cherché à se convaincre du contraire pendant toute sa vie.
Mais il en va ainsi pour tous les esprits forts: on le voit à la fureur insensée qui les prend quand on le leur lance en plein visage. Ils se sentent démasqués. De l’instant où Wassertrum est revenu de chez le notaire, je n’ai plus cessé de le surveiller.
La nuit, j’écoutais, l’oreille collée contre les volets de sa boutique, car la décision pouvait intervenir d’une minute à l’autre.
Je crois que s’il avait débouché la fiole de poison, j’aurais entendu à travers les murs ce petit bruit tant désiré.
Il s’en est manqué d’une heure peut-être pour que s’accomplisse l’œuvre de ma vie.
Un intrus est intervenu qui l’a tué. Avec une lime.
Wenzel vous donnera les détails, demandez-les-lui, il me serait trop amer de les écrire.
Appelez cela de la superstition si vous voulez mais quand j’ai vu le sang répandu, les objets dans la boutique en étaient éclaboussés, il m’a semblé que mon âme s’enfuyait.
Quelque chose en moi, un instinct subtil, infaillible, me dit que mourir par une main étrangère, ou mourir par la sienne propre est tout différent: il aurait fallu que Wassertrum ait été obligé d’emporter son sang avec lui dans la tombe pour que ma mission soit accomplie. Maintenant, j’ai l’impression d’être au rancart, instrument qui n’a pas été jugé digne dans les mains de l’ange exterminateur!
Mais je ne veux pas m’insurger. Ma haine est de celles qui ne s’arrêtent pas au tombeau et j’ai encore mon propre sang que je peux verser comme je veux, afin qu’il poursuive le sien, pas à pas, dans le royaume des ombres.
Tous les jours depuis qu’ils ont enterré Wassertrum, je m’assieds près de lui dehors, au cimetière et j’écoute dans ma poitrine, pour savoir ce que je dois faire.
Je crois que je le sais maintenant, mais je veux encore attendre jusqu’à ce que la voix intérieure, qui me parle, soit claire comme une source. Nous sommes impurs, nous les hommes: souvent jeûnes et attente prolongés sont nécessaires avant que nous comprenions les murmures de notre âme.
Au cours de la semaine écoulée, la justice m’a officiellement annoncé que Wassertrum m’avait institué légataire universel.
Je ne veux pas toucher un kreuzer de cet héritage pour mon usage personnel, je n’ai pas besoin de vous le dire, monsieur Pernath. Je me garderai de lui fournir une arme pour l’au-delà.
Les maisons qu’il a possédées, je les ferai vendre aux enchères et les objets qu’il a touchés seront brûlés; de l’argent que ces transactions rapporteront, un tiers vous reviendra après ma mort.
Je vous vois déjà bondir et protester, mais je peux vous tranquilliser. Ce que vous recevrez n’est que votre propriété légitime avec les intérêts composés. Je savais depuis longtemps que Wassertrum avait autrefois ruiné votre père et sa famille, c’est maintenant seulement que je suis en mesure de le prouver avec documents à l’appui.
Un deuxième tiers sera réparti entre les douze membres du Bataillon qui ont personnellement connu le Dr Hulbert. Je veux que tous deviennent riches et qu’ils aient accès à la «bonne société» de Prague.
Le troisième tiers divisé en parts égales appartiendra aux sept premiers meurtriers du pays qui seront relâchés, faute de preuves suffisantes.
Je dois cela à l’opinion publique.
Voilà. Je crois que c’est tout.
Maintenant, mon cher, mon ami, adieu, portez-vous bien et pensez quelquefois à votre sincère et reconnaissant.
Innocent CHAROUSEK.
Bouleversé, je laissai échapper la lettre.
La nouvelle de ma prochaine libération ne pouvait me réjouir.
Charousek! Le pauvre garçon! Il s’intéressait comme un frère à mon sort. Simplement parce que je lui avais donné un jour 100 fl. Si seulement je pouvais lui serrer la main une fois encore!
Mais je sentais qu’il avait raison: ce jour-là ne viendrait jamais.
Je le revoyais devant moi, les yeux flamboyants, les épaules de poitrinaire, le haut front noble.
Peut-être si une main secourable était intervenue à temps dans cette vie gâchée, tout aurait-il été différent.
Je repris la lettre et la lus une fois encore.
Quelle méthode dans la folie de Charousek! D’ailleurs était-il fou?
J’eus presque honte d’avoir toléré cette pensée, fût-ce une seconde.
Les allusions n’en disaient-elles pas assez long? C’était un être comme Hillel, comme Mirjam, comme moi, un être au pouvoir de son âme qui l’entraînait à travers les gouffres sauvages et les précipices de la vie, toujours plus haut vers les neiges éternelles d’un monde inviolé.
Il s’était préparé au meurtre toute sa vie et pourtant n’était-il pas plus pur que n’importe lequel des rechignés qui prétendent suivre les lois machinalement apprises d’un prophète mythique inconnu?
Il observait le commandement que lui dictait un instinct irrésistible, sans jamais penser à une récompense ni dans ce monde ni dans l’autre.
Ce qu’il avait fait, était-ce autre chose que le pieux accomplissement d’un devoir au sens le plus caché du terme?
«Lâche, sournois, avide de sang, malade, une nature à problèmes, une nature de criminel.» Je croyais déjà entendre le jugement que les hommes porteraient sur lui quand ils essaieraient d’éclairer les profondeurs de son âme avec leurs lanternes d’écurie; cette foule écumante qui ne comprendra jamais que la vénéneuse colchique est mille fois plus belle et plus noble que l’utile ciboulette.
Une fois encore, la clef tourna dans la serrure et l’on poussa un homme dans la cellule. Mais je ne me retournai même pas tant j’étais sous le coup des impressions laissées par la lettre.
Pas un mot sur Angélina, pas un mot sur Hillel. Certes, Charousek avait dû se hâter fiévreusement, l’écriture en témoignait.
N’allait-il pas encore me faire parvenir un message en secret?
Sans trop oser me l’avouer, je mettais mes espoirs dans le lendemain, la ronde des prisonniers dans la cour. Ce serait le moment le plus favorable si un membre du Bataillon avait quelque chose à me remettre.
Une voix douce me surprit au milieu de mes réflexions.
– Voudriez-vous bien, monsieur, m’autoriser à me présenter? Je m’appelle Laponder. Amadeus Laponder.
Je me retournai. Un petit homme malingre, encore assez jeune, très bien mis, mais sans chapeau comme tous les détenus aux fins d’enquête, s’inclinait correctement devant moi.
Rasé de près, comme un acteur, il avait de grands yeux en amande, vert clair qui, bien qu’ils fussent dirigés vers moi, ne semblaient pas me voir. Ils avaient une expression absente.
Je murmurai mon nom et m’inclinai également, puis voulus me détourner à nouveau, mais j’eus beaucoup de mal à détacher mes regards de cet homme tant le sourire de pagode, imprimé sur son visage par les coins retroussés de ses lèvres finement arquées, produisait sur moi une impression bizarre.
Il faisait penser à un bouddha chinois en quartz rose, avec sa peau lisse, transparente, son nez étroit de jeune fille et ses tendres narines.