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Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients:

– Des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout.

– Nom de Dieu! Et du pinard? braille Tulacque.

Il ameute les camarades.

– V’nez voir par ici, eh, vous autres! Ça, ça dépasse tout! V’là qu’on s’bombe de pinard!

Les assoiffés accourent en grimaçant.

– Ah! merde alors! s’écrient ces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles.

– Et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’ siau-là? dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant, en montrant du pied un seau.

– Oui, dit Paradis. J’mai trompé, y a du pinard.

– C’ t’emmanché-là! fait l’homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard d’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pas clair!

Il ajoute:

– Un quart par homme… Un peu moins, peut-être, parce qu’y a un fourneau qui m’a cogné en passant dans le Boyau du Bois, et il y en a eu eun’ goutte e’d’renversée… Ah! s’empresse-t-il d’ajouter en élevant le ton, si je n’avais pas été chargé, tu parles d’un coup de trottinant qu’il aurait reçu dans le croupion! Mais il a ripé à la quatrième vitesse, l’animau!

Et nonobstant cette ferme déclaration, il s’esquive lui-même, rattrapé par les malédictions – pleine d’allusions désobligeantes pour sa sincérité et sa tempérance – que fait naître cet aveu de ration diminuée.

Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accroupis, à genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tiré du puits où on couche, ou écroulés à même le sol, le dos enfoncé dans la terre, dérangés par les passants, invectivés et invectivant. A part ces quelques injures ou quolibets courants, ils ne disent rien, d’abord occupés tout entiers à avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.

Ils sont contents.

Au premier arrêt des mâchoires, on sert des plaisanteries obscènes. Ils se bousculent tous et criaillent à qui mieux mieux pour placer leur mot. On voit sourire Farfadet, le fragile employé de mairie qui, les premiers temps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si propre qu’il passait pour un étranger ou un convalescent. On voit se dilater et se fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes, s’épanouir et se réépanouir la pivoine rose de Poterloo, se trémousser de liesse les rides du père Blaire, qui s’est levé, pointe la tête en avant et fait gesticuler le bref corps mince qui sert de manche à son énorme moustache tombante, et on aperçoit même s’éclairer le petit facies plissé et pauvre de Cocon.

– Sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir? demande Bécuwe.

– Avec quoi, en soufflant d’ssus?

Bécuwe, qui aime le café chaud, dit:

– Laissez-mi bric’ler cha. Ch’n’est point n’n’affouaire. Arrangez cheul’ment ilà in ch’tiot foyer et ine grille avec d’fourreaux d’baïonnettes. J’sais où c’qu’y a d’bau. J’allau en fouaire de copeaux avec min couteau assez pour cauffer l’marmite. V’s allez vir..

Il part à la chasse au bois.

En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.

On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en caoutchouc achetées chez le marchand. C’est la minorité. Biquet extrait son tabac d’une chaussette dont une ficelle étrangle le haut. La plupart des autres utilisent le sachet à tampon antiasphyxiant, fait d’un tissu imperméable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en a qui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.

Les fumeurs crachent en cercle, juste à l’entrée de la guitoune où loge le gros de la demi-section et inondent d’une salive jaunie par la nicotine la place où l’on pose les mains et les genoux quand on s’aplatit pour entrer ou sortir.

Mais qui s’aperçoit de ce détail?

*
* *

Voici qu’on parle denrées, à propos d’une lettre de la femme de Marthereau.

– La mère Marthereau m’a écrit, dit Marthereau. Le cochon gras, tout vif, vous ne savez pas combien i’vaut chez nous, m’tenant.

…La question économique a dégénéré soudain en une violente dispute entre Pépin et Tulacque.

Les vocables les plus définitifs ont été échangés, puis:

– Je m’fous pas mal de c’que tu dis ou d’c’que tu n’dis pas. La ferme!

– J’la fermerai si j’veux, saleté!

– Un trois kilos te la fermerait vite!

– Non, mais chez qui?

– Viens-y voir, mais viens-y donc!

Ils écument et grincent et s’avancent l’un vers l’autre. Tulacque étreint sa hache préhistorique et ses yeux louches lancent deux éclairs. L’autre, blême, l’œil verdâtre, la face voyou, pense visiblement à son couteau.

Lamuse interpose sa main pacifique grosse comme une tête d’enfant et sa face tapissée de sang, entre ces deux hommes qui s’empoignent du regard et se déchirent en paroles.

– Allons, allons, vous n’allez pas vous abîmer. Ce s’rait dommage!

Les autres interviennent aussi et on sépare les adversaires. Ils continuent à se jeter, à travers les camarades, des regards féroces.

Pépin mâche des restants d’injures avec un accent fielleux et frémissant:

– L’apache, la frappe, le crapulard! Mais, attends, i’me revaudra ça!

De son côté, Tulacque confie au poilu qui est à côté de lui:

– C’morpion-là! Non, mais tu l’as vu! Tu sais, y a pas à dire: ici on fréquente un tas d’individus qu’on sait pas qui c’est. On s’connaît et pourtant on s’connaît pas. Mais ç’ui-là, s’il a voulu zouaviller, il est tombé sur le manche. Minute: je le démolirai bien un de ces jours, tu voiras.

Pendant que les conversations reprennent et couvrent les derniers doubles échos de l’altercation.

– Tous les jours, alors! me dit Paradis. Hier, c’était Plaisance qui voulait à toute force fout’ sur la gueule à Fumex à propos de je n’sais quoi, une affaire de pilules d’opium, j’pense. Pis c’est l’un, pis c’est l’autre, qui parle de s’crever. C’est-i’ qu’on devient pareil à des bêtes, à force de leur ressembler?

– C’est pas sérieux, ces hommes-là, constate Lamuse, c’est des gosses.

– Ben sûr, pis que c’est des hommes.

*
* *

La journée s’avance. Un peu plus de lumière a filtré des brumes qui enveloppent la terre. Mais le temps est resté couvert, et voilà qu’il se résout en eau. La vapeur d’eau s’effiloche et descend. Il bruine. Le vent ramène sur nous son grand vide mouillé, avec une lenteur désespérante. Le brouillard et les gouttes empâtent et ternissent tout: jusqu’à l’andrinople tendue sur les joues de Lamuse, jusqu’à l’écorce d’orange dont Tulacque est caparaçonné, et l’eau éteint au fond de nous la joie dense dont le repas nous a remplis. L’espace s’est rapetissé. Sur la terre, champ de mort, se juxtapose étroitement le champ de tristesse du ciel.

On est là, implantés, oisifs. Ce sera dur, aujourd’hui, de venir à bout de la journée, de se débarrasser de l’après-midi. On grelotte, on est mal; on change de place sur place, comme un bétail parqué.

Cocon explique à son voisin la disposition et l’enchevêtrement de nos tranchées. Il a vu un plan directeur et il a fait des calculs. Il y a dans le secteur du régiment quinze lignes de tranchées françaises, les unes abandonnées, envahies par l’herbe et quasi nivelées, les autres entretenues à vif et hérissées d’hommes. Ces parallèles sont réunies par des boyaux innombrables qui tournent et font des crochets comme de vieilles rues. Le réseau est plus compact encore que nous le croyons, nous qui vivons dedans. Sur les vingt-cinq kilomètres de largeur qui forment le front de l’armée, il faut compter mille kilomètres de lignes creuses: tranchées, boyaux, sapes. Et l’armée française a dix armées. Il y a donc, du côté français, environ dix mille kilomètres de tranchées et autant du côté allemand… Et le front français n’est à peu près que la huitième partie du front de la guerre sur la surface du monde.

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