Le même parler, fait d’un mélange d’argots d’atelier et de caserne, et de patois, assaisonné de quelques néologismes, nous amalgame, comme une sauce, à la multitude compacte d’hommes qui, depuis des saisons, vide la France pour s’accumuler au Nord-Est.
Et puis, ici, attachés ensemble par un destin irrémédiable, emportés malgré nous sur le même rang, par l’immense aventure, on est bien forcé, avec les semaines et les mois, d’aller se ressemblant. L’étroitesse terrible de la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans les autres. C’est une espèce de contagion fatale. Si bien qu’un soldat apparaît pareil à un autre sans qu’il soit nécessaire, pour voir cette similitude, de les regarder de loin, aux distances où nous ne sommes que des grains de la poussière qui roule dans la plaine.
On attend. On se fatigue d’être assis: on se lève. Les articulations s’étirent avec des crissements de bois qui joue et de vieux gonds: L’humidité rouille les hommes comme les fusils, plus lentement mais plus à fond. Et on recommence, autrement, à attendre.
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* *
On attend toujours, dans l’état de guerre. On est devenu des machines à attendre.
Pour le moment, c’est la soupe qu’on attend. Après, ce seront les lettres. Mais chaque chose en son temps: lorsqu’on en aura fini avec la soupe, on songera aux lettres. Ensuite, on se mettra à attendre autre chose.
La faim et la soif sont des instincts intenses qui agissent puissamment sur l’esprit de mes compagnons. Comme la soupe tarde, ils commencent à se plaindre et à s’irriter. Le besoin de la nourriture et de boisson leur sort de la bouche en grognements:
– V’là huit plombes. Tout d’même, cette croûte, qu’est-ce qu’elle fout, qu’elle radine pas?
– Justement, moi qui ai la dent depuis hier midi, rechigne Lamuse, dont l’œil est humide de désir et dont les joues présentent de gros coups de badigeon de la couleur du vin.
Le mécontentement s’aigrit de minute en minute:
– Plumet a dû s’envoyer dans l’entonnoir mon bidon d’réglisse qu’i d’vait m’apporter, et d’autres avec, et il est tombé saoul qué’qu’ part par là.
– C’est sûr et certain, appuie Marthereau.
– Ah! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvée! beugle Tirloir. Quelle race dégoûtante! Tous, becs-salés et cossards! Ils se les roulent toute la journée à l’arrière, et ils ne sont pas fichus de monter à l’heure. Ah! si j’étais le maître, ce que je les ferais venir aux tranchées à la place de nous, et il faudrait qu’ils bossent! D’abord, je dirais: chacun dans la section sera graisseux et soupier à tour de rôle. Ceux qui veulent, bien entendu… et alors…
– Moi, j’suis sûr, crie Cocon, que c’est c’cochon de Pépère qui met les autres en retard. Il le fait exprès, d’abord, et aussi, il ne peut pas s’déplumer, l’matin, l’ pauv’ petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout comme à un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journée.
– J’t’en foutrai moi! gronde Lamuse. Attends voir comme j’le f’rais décaniller du pajot, si seulement j’étais là. J’te l’réveillerais à coups d’tartine sur la tétère, et j’te l’poisserais par un abatis…
– L’autre jour, poursuit Cocon, j’ai compté: il a mis sept heures quarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tassées, mais pas plus.
Cocon est l’homme-chiffre. Il a l’amour, l’avarice de la documentation précise. A propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques qu’il amasse avec une patience d’insecte, et sert à qui veut l’entendre. Pour le moment, où il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chétive, faites de sèches arêtes, de triangles et d’angles sur lesquels se pose le double rond des lunettes, est crispée de rancune.
Il monte sur la banquette de tir, pratiquée du temps où c’était ici la première ligne, érige la tête, rageusement, par-dessus le parapet. Dans la lumière frisante d’un petit rayon froid qui traîne sur la terre, on voit briller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez, comme un diamant.
– Et puis, c’Pépère, tu parles aussi d’un quart à trous! C’est à ne pa’ y croire c’qi’s’ laisse tomber de kilos dans l’étui, dans l’espace seulement d’une journée.
Le père Blaire «fume» dans son coin. On voit trembler sa grosse moustache, blanchâtre et tombante comme un peigne en os:
– Veux-tu que j’te dise? Les hommes de soupe, c’est le type des sales types. C’est: J’fous rien, J’m’en fous, Jean-Foutre et Compagnie.
– Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore qui, affalé par terre, la bouche entr’ouverte, a l’air d’un martyr et suit d’un œil atone Pépin qui va et vient, tel une hyène.
L’irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.
Tirloir le roussoteur s’empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambiante avec ses petits gestes pointus:
– Si on disait: «Ça s’ra bon!», mais ça va être encore de la vacherie qu’il va falloir que tu t’enfonces dans la lampe.
– Ah! les potes, hein, la barbaque qu’on nous a balancée hier, tu parles d’une pierre à couteaux! Du bifteck de bœuf, ça? Du bifteck de bicyclette, oui, plutôt. J’ai dit aux gars: «Attention, vous autres! N’mâchez pas trop vite: vous vous casseriez les dominos, des fois que l’bouif aurait oublié de r’tirer tous les clous!»
Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur, paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d’autres moments, fait rire; mais les esprits sont excités et cette déclaration a pour écho un grondement circulaire.
– D’aut’fois, pour que tu t’plaignes pas qu’ c’soit dur, i’t’collent en fait d’bidoche, que’qu’chose de mou: d’l’éponge qui n’a point d’goût, du cataplame. Quand tu croûtes ça, c’est comme si tu boives un quart d’eau, ni plus ni moins.
– Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pas d’consistance, ça n’tient pas au bide. Tu crois qu’t’es rempli, mais, au fond d’ta caisse, t’es vide. Aussi, p’tit à p’tit, tu tournes de l’œil, empoisonné par le manque de nourriture.
– La prochaine fois, clame Biquet exaspéré, j’demande à parler au vieux, j’y dirai: «Mon capitaine…»
– Moi, dit Barque, je m’fais porter pâle. J’y dirai: «Monsieur le major…»
– C’que tu y casseras ou rien, c’est du pareil au même. Ils s’entendent tous pour exploiter l’troufion.
– J’te dis, moi, qui veul’tent not’peau!
– C’est comme la gniole. On a droit qu’on nous en distribue aux tranchées – vu qu’ça a été voté qué’q’part, j’sais pas quand, ni où, mais je l’sais – et d’puis trois jours qu’on est ici, v’là trois jours qu’on nous en sert au bout d’une fourche.
– Ah, malheur!
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* *
– V’là la bectance! annonce un poilu qui guettait au tournant.
– I’n’est qu’temps!
Et l’orage des récriminations violentes tombe net, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.
Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon à pétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traversées par un bâton. Adossés au mur de la tranchée, ils s’essuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches. Et je vois Cocon s’approcher de Pépère, avec le sourire, et, oublieux des outrages dont il a couvert sa réputation, tendre la main, cordialement, vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement Pépère d’une manière de ceinture de sauvetage.
– Qu’est-ce qu’il y a à becqueter?
– C’est là, répond évasivement le deuxième homme de corvée.
L’expérience lui a appris que l’énoncé du menu provoque toujours des désillusions acrimonieuses…
Et il se met à déblatérer, en haletant encore, sur la longueur et les difficultés du trajet qu’il vient d’accomplir: «Y en a, tout partout, du populo! c’est un fourbi arabe pour passer. A des moments, faut s’déguiser en feuille de papier à cigarette»… «Ah! y en’a qui disent qu’à la cuistance, on est embusqué»!.. Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux, quant à lui, être avec la compagnie dans les tranchées pour la garde et les travaux que de s’appuyer un pareil métier deux fois par jour pendant la nuit!