– Mon vieux, le frère Miroton, il était là, le derrière dans un trou, plié; i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’ m’présentait ses pompes d’un air de dire qu’elles valaient l’ coup. «Ça colloche», que j’ m’ai dit. Mais tu parles d’un business pour lui reprendre ses ribouis: j’ai travaillé dessus, à tirer, à tourner, à secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas: avec ses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis, finalement, à force d’être tirées, les jambes du macchab se sont décollées aux genoux, son froc s’est déchiré, et le tout est venu, v’lan! J’m’ai vu, tout d’un coup, avec une botte pleine dans chaque grapin. Il a fallu vider les jambes et les pieds de d’dans.
– Tu vas fort!..
– Demande au cycliste Euterpe si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait avec moi, lui: on enfonçait notre abatis dans la botte et on en retirait de l’os, des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles en valaient le coup!
…Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use à sa place les bottes que n’a pas usées le mitrailleur bavarois.
C’est ainsi que l’on s’ingénie, selon son intelligence, son activité, ses ressources et son audace, à se débattre contre l’inconfort effrayant. Chacun semble, en se montrant, avouer: «Voilà tout ce que j’ai su, j’ai pu, j’ai osé faire, dans la grande misère où je suis tombé.»
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Mesnil Joseph somnole, Blaire bâille, Marthereau fume, l’œil fixe. Lamuse se gratte comme un gorille et Eudore comme un ouistiti. Volpatte tousse et dit: «J’vas crever». Mesnil André a sorti sa glace et son peigne, et cultive comme une plante rare sa belle barbe châtain. Le calme monotone est interrompu, de-ci, de-là, par les accès d’agitation acharnée que provoque la présence endémique, chronique et contagieuse, des parasites.
Barque, qui est observateur, promène un regard circulaire, retire sa pipe de sa bouche, crache, cligne de l’œil et dit:
– Tout de même, c’ qu’on ne se ressemble pas!
– Pourquoi se ressemblerait-on? dit Lamuse. Ça serait un miracle.
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Nos âges? Nous avons tous les âges. Notre régiment est un régiment de réserve que des renforts successifs ont renouvelé en partie avec de l’active, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a des R. A. T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans, Blaire pourrait être le père de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporal appelle Marthereau «grand-père» ou «vieux détritus» selon qu’il plaisante ou qu’il parle sérieusement. Mesnil Joseph serait à la caserne s’il n’y avait pas eu la guerre. Cela fait un drôle d’effet quand nous sommes conduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu de moustache peinte sur la lèvre, et qui, l’autre jour, au cantonnement, sautait à la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cette famille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, côte à côte, trois générations qui sont là, à vivre, à attendre, à s’immobiliser, comme des statues informes, comme des bornes.
Nos races? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus de partout. Je considère les deux hommes qui me touchent: Poterloo, le mineur de la fosse Calonne, est rose; ses sourcils sont jaune paille, ses yeux bleu de lin; pour sa grosse tête dorée, il a fallu chercher longtemps dans les magasins la vaste soupière bleue qui le casque; Fouillade, le batelier de Cette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousquetaire creusée aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diffèrent, en vérité, comme le jour et la nuit.
Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, à lunettes, au teint chimiquement corrodé par les miasmes des grandes villes, fait contraste avec Biquet, le Breton pas équarri, à peau grise, à mâchoire de pavé; et André Mesnil, le confortable pharmacien de sous-préfecture normande, à la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, n’a pas grand rapport avec Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et à la nuque de rosbif. L’accent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tous les sens les rues de Paris, se croise avec l’accent quasi belge et chantant de ceux de «ch’Nord» venus du 8e territorial, avec le parler sonore, roulant sur les syllabes comme sur des pavés, que nous versa le 144e, avec le patois s’exhalant des groupes que forment entre eux, obstinément, au milieu des autres, comme des fourmis qui s’attirent, les Auvergnats du 124… Je me rappelle la première phrase de ce loustic de Tirette, quand il se présenta: «Moi, mes enfants, j’suis d’Clichy-la-Garenne! Qui dit mieux?», et la première doléance qui rapprocha Paradis de moi: «I’ s’foutions d’moi parce que j’sommes Morvandiau…»
Nos métiers? Un peu de tout, dans le tas. Aux époques abolies où on avait une condition sociale, avant de venir enfouir sa destinée dans des taupinières qu’écrasent la pluie et la mitraille, et qu’il faut toujours recommencer, qu’étions-nous? Laboureurs et ouvriers pour la plupart. Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont le casque d’enfant surmonte en branlant un crâne pointu – effet de dôme sur un clocher, dit Tirette – a des terres à lui. Le père Blaire était métayer dans la Brie. De son tri-porteur, Barque, garçon livreur, faisait des acrobaties entre les tramways et les taxis parisiens, en invectivant magistralement, à ce qu’il dit, dans les avenues et les places, le poulailler effaré des piétons. Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu à l’écart, taciturne et correct, avec une belle figure mâle, bien droite, le regard horizontal, était contremaître dans une manufacture de gainerie. Tirlor peinturlurait des voitures, sans ronchonner, affirme-t-on. Tulacque était bistro à la barrière du Trône, et Eudore, avec sa figure douce et pâlotte, tenait sur le bord d’une route, pas très loin du front actuel, un estaminet; l’établissement a été malmené par les obus – naturellement, car Eudore n’a pas de chance, c’est connu. Mesnil André, l’homme encore vaguement distingué et peigné, vendait du bicarbonate et des spécialités infaillibles sur une grand’place; son frère Joseph vendait des journaux et des romans illustrés dans une gare du réseau de l’Etat, tandis que, loin de là, à Lyon, Cocon, le binocard, l’homme-chiffre, s’empressait, revêtu d’une blouse noire, les mains plombées et brillantes, derrière les comptoirs d’une quincaillerie, et que Becuwe Adolphe et Poterloo, dès l’aube, traînant la pauvre étoile de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.
Et il y en a d’autres dont on ne se rappelle jamais le métier et qu’on confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui colportaient dix métiers à la fois dans leur bissac, sans compter l’équivoque Pépin qui ne devait pas en avoir du tout: (ce qu’on sait, c’est qu’il y a trois mois, au dépôt, après sa convalescence, il s’est marié… pour toucher l’allocation des femmes de mobilisés…).
Pas de profession libérale parmi ceux qui m’entourent. Des instituteurs sont sous-officiers à la compagnie ou infirmiers. Dans le régiment, un frère mariste est sergent au service de santé; un ténor, cycliste du major; un avocat, secrétaire du colonel; un rentier, caporal d’ordinaire à la Compagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldats combattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistes ou de riches qui, pendant cette guerre, auront risqué leurs figures aux créneaux, sinon en passant, ou sous des képis galonnés.
Oui, c’est vrai, on diffère profondément.
Mais pourtant on se ressemble.
Malgré les diversités d’âge, d’origine, de culture, de situation, et de tout ce qui fut, malgré les abîmes qui nous séparaient jadis, nous sommes en grandes lignes les mêmes. A travers la même silhouette grossière, on cache et on montre les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif.