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Ainsi parle Cocon, qui conclut en s’adressant à son voisin:

– Dans tout ça, tu vois ce qu’on est, nous autres…

Le pauvre Barque, – face anémique d’enfant des faubourgs que souligne un bouc de poils roux, et que ponctue, comme une apostrophe, sa mèche de cheveux, – baisse la tête:

– C’est vrai, quand on y pense, qu’un soldat – ou même plusieurs soldats – ce n’est rien, c’est moins que rien dans la multitude, et alors on se trouve tout perdu, noyé, comme quelques gouttes de sang qu’on est, parmi ce déluge d’hommes et de choses.

Barque soupire et se tait – et, à la faveur de l’arrêt de ce colloque, on entend résonner un morceau d’histoire racontée à demi-voix:

– Il était v’nu avec deux chevaux. Pssiii… un obus. I’ n’ lui reste plus qu’un chevau…

– On s’embête, dit Volpatte.

– On tient! ronchonne Barque.

– Faut bien, dit Paradis.

– Pourquoi? interroge Marthereau, sans conviction.

– Y a pas besoin d’raison, pis qu’il le faut.

– Y a pas d’raison, affirme Lamuse.

– Si, y en a, dit Cocon. C’est… Y en a plusieurs, plutôt…

– La ferme! C’est bien mieux qu’y en aye pas, pis qu’i’ faut t’nir.

– Tout d’même, fait sourdement Blaire, qui ne perd jamais une occasion de réciter cette phrase, tout d’même i’s veul’nt not’ peau!

– Au commencement, dit Tirette, j’pensais à un tas de choses, j’réfléchissais, j’calculais: maint’nant, j’pense plus.

– Moi non plus.

– Moi non plus.

– Moi, j’ai jamais essayé.

– T’es pas si bête que t’en as l’air, bec de puce, dit Mesnil André de sa voix aiguë et gouailleuse.

L’autre, obscurément flatté, complète son idée:

– D’abord, tu peux rien savoir de rien.

– On n’a besoin de savoir qu’une chose, et cette seule chose, c’est que les Boches sont chez nous, enracinés, et qu’il ne faut pas qu’ils passent et qu’il faut même qu’ils les mettent, un jour ou l’autre – le plus tôt possible, dit le caporal Bertrand.

– Oui, oui, faut qu’ils en jouent un air: y a pas d’erreur; autrement, quoi? C’est pas la peine de se fatiguer le ciboulot à penser à aut’ chose. Seul’ment, c’est long.

– Ah! bougre de bagasse! exclame Fouillade, eunn peu!

– Moi, dit Barque, je ne rouspète plus. Au commencement, je rouspétais contre tout le monde, contre ceux de l’arrière, contre les civils, contre l’habitant, contre les embusqués. Oui, j’rouspétais, mais c’était au commencement de la guerre, j’étais jeune. Maint’nant, j’prends mieux les choses.

– Y a qu’une façon de les prendre: comme elles viennent!

– Pardi! Autrement, tu deviendrais fou. On est déjà assez dingo comme ça, pas, Firmin?

Volpatte fait oui de la tête, profondément convaincu, crache, puis, contemple son crachat d’un œil fixe et absorbé.

– Tu parles, appuie Barque.

– Ici, faut pas chercher loin devant toi. Faut vivre au jour le jour, heure par heure, même si tu peux.

– Pour sûr, face de noix. Faut faire ce qu’on nous dit de faire en attendant qu’on nous dise de nous en aller.

– Et voilà, bâille Mesnil Joseph.

Les faces cuites, tannées, incrustées de poussière, opinent, se taisent. Evidemment, c’est là l’idée de ces hommes qui ont, il y a un an et demi, quitté tous les coins du pays pour se masser sur la frontière: Renoncement à comprendre, et renoncement à être soi-même; espérance de ne pas mourir et lutte pour vivre le mieux possible.

– Faut faire ce qu’on doit, oui, mais faut s’démerder, dit Barque, qui, lentement, de long en large, triture la boue.

*
* *

– Il l’faut, souligne Tulacque. Si tu t’démerdes pas, on l’fera pas pour toi, t’en fais pas!

– I’ n’est pas encore fondu, c’ui qui s’occupera de l’autre.

– Chacun pour soi, à la guerre!

– Videmment, videmment.

Un silence. Puis, du fond de leur dénuement, ces hommes évoquent des images savoureuses.

– Tout ça, reprend Barque, ça n’vaut pas la bonne vie qu’on a eue, un temps, à Soissons.

– Ah! foutre!

Un reflet de paradis perdu illumine les yeux et, semble-t-il, les trognes, déjà attisées par le froid.

– Tu parles d’un louba, soupire Tirloir, qui s’arrête, pensivement, de se gratter, et regarde au loin, à travers la terre de la tranchée.

– Ah! nom de Dieu, toute cette ville quasi évacuée et qui, en somme, était à nous! Les maisons, avec les lits…

– Les armoires!

– Les caves!

Lamuse en a les yeux mouillés, la face en bouquet, et le cœur gros.

– Vous y êtes restés longtemps? demande Cadilhac, qui est venu depuis, avec le renfort des Auvergnats.

– Plusieurs mois…

La conversation, presque éteinte, se ranime en flammes vives, à l’évocation de l’époque d’abondance.

– On voyait, dit Paradis, comme dans un rêve, des poilus s’couler à l’long et à derrière les piaules, en rentrant au cantonnement, avec des poules autour du cylindre et, sous chaque abatis, un lapin emprunté à un bonhomme ou à une bonne femme qu’on n’avait pas vu, et qu’on n’reverra pas.

Et on pense au goût lointain du poulet et du lapin.

– Y avait des choses qu’on payait. L’pognon, i’dansait aussi, va. On était encore aux as, en c’temps-là.

– C’est des cent mille francs qui ont roulé dans les boutiques.

– Des millions, oui. C’était toute la journée un gaspillage dont t’as pas une idée d’ssus, une espèce de fête surnaturelle.

– Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire à Cadilhac, mais au milieu de tout ça, comme ici et comme partout où c’qu’on passe, ce qu’on avait le moins, c’était le feu. Il fallait courir après, l’trouver, l’gagner, quoi. Ah! mon vieux, c’qu’on a couru après le feu!..

– Nous, nous étions dans le cantonnement de la C. H. R. Là, l’cuistot, c’était le grand Martin César. Il était à la hauteur, lui, pour dégoter du bois.

– Ah! oui, lui, c’était un as. Y a pas à tortiller du croupion, i’savait y faire!

– Toujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Tu rechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chialant parce qu’ils n’avaient pas d’bois ni d’charbon; lui, il avait du feu. Quand i’n’avait pas rien, i’ disait: «T’occupe pas, j’vas m’ démieller.» Et c’était pas long.

– Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’lai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’f’sait mijoter la tambouille? Avec un violon qu’il avait trouvé dans la maison.

– C’est vache, tout de même, dit Mesnil André. J’sais bien qu’un violon, ça sert pas à grand’chose pour l’utilité, mais, tout d’même…

– D’autres fois, il s’est servi des queues de billard. Zizi a tout juste pu en grouper une pour se faire une canne. Le reste, au feu. Après, les fauteuils du salon, qui étaient en acajou, y ont passé en douce. I’les zigouillait et les découpait pendant la nuit, parce qu’un gradé aurait pu trouver à redire.

– Il allait fort, dit Pépin… Nous, on s’est occupé avec un vieux meuble qui nous a fait quinze jours.

– Pourquoi aussi qu’on n’a rien de rien? Faut faire la soupe, zéro bois, zéro charbon. Après la distribution, t’es là avec tes croches vides devant l’tas de bidoche, au milieu des copains qui s’fichent de toi en attendant qu’ils t’engueulent. Alors quoi?

– C’est l’métier qui veut ça. C’est pas nous.

– Les officiers ne disaient trop rien quand on chapardait?

– I’s’en foutaient eux-mêmes plein la lampe, et comment! Tu t’rappelles, Desmaisons, le coup du lieutenant Virvin défonçant la porte d’une cave à coup de hache? Même qu’un poilu l’a vu et qu’il lui a donné la porte pour en faire du bois à brûler, à cette fin que l’copain i’n’aille pas ébruéter la chose.

– Et c’pauv’ Saladin, l’officier de ravitaillement: on l’a rencontré entre chien et loup, sortant d’un sous-sol avec deux bouteilles de blanc dans chaque bras, le frère. On aurait dit une nourrice portant quatre lardons. Comme il a été repéré, il a été obligé de redescendre dans la mine aux bouteilles et d’en distribuer à tout le monde. Même que l’caporal Bertrand, qu’a des principes, n’a pas voulu en boire. Ah! tu t’rappelles, saucisse à pattes!

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